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Charlotte, la latence (fin) Dimanche 03/07/2011
Charlotte, la latence (fin) Dimanche 03/07/2011
Je me laisse enfin aller à une décontraction totale. La glace me renvoie une image floue, que j’aperçois se mélangeant de vert et de beige. Mais pourtant, en fixant mon reflet, le miroir me montre un détail insolite décalant l'image habituelle.
Et la scène rassurante bascule.
Tout à coup, je me rends compte, avec terreur, que deux terribles orifices sont placés au bas de mes narines. Je suis absolument sûre qu'ils n'y étaient pas hier soir. Les trous verticaux, semblables à des conduits de cheminée dont les sorties seraient tournées vers le sol, montrent le rose d'une chair intime, garnie de poils allongés.
Mon estomac retourné en gant de toilette, se révulse pour vomir. Lamentablement, je me traîne devant l'armoire à glace. J’entend, venant de l'étage du dessous, les bruits de préparation des petits déjeuners. Je me raccroche aux sons familiers. Je dois me dominer.
Je me déshabille soigneusement, plie la veste de mon pyjama sur la chaise, laisse tomber le pantalon autour de mes pieds, examine attentivement les yeux, les oreilles, le front, les épaules. Tout est normal.
Sous la douche, et sans avoir l'air de rien, je continue mon examen, le corps, le dos, la poitrine, les côtes, les cuisses, le bas du ventre….
Une fois habillée, je prend le courage de regarder de nouveau dans la glace. Les deux excavations béantes qui laissent passer quelques fils d'un horrible duvet, sont toujours là ! ! Effrayée, je me demande si j’ai vraiment, à accepter cette ridicule évidence ?
Pressant presque jusqu'à l'asphyxie, un mouchoir sur ma figure, je tremble en descendant l'escalier. Pour chercher à reprendre le contrôle de la situation, je compte les marches en me raisonnant.
Beaucoup d'handicapés vivent avec courage une infirmité, un pied bot, un œil de verre, une main artificielle. Je pourrai toujours cacher la mienne sous un pansement, ou une écharpe. En mutilée honteuse, je baisse mon front moite.
Et quelle n'est pas ma surprise, d'apercevoir en relevant la tête, toute une panoplie de monstres difformes, installés autour de la table de la salle à manger! Les animaux, sans gène aucune, se coupent des tartines et bavardent comme si de rien n'était. Ils exhibent TOUS, des museaux de porc semblables au mien.
Dans un haut le cœur formidable, je réalise avec effroi, que MEME ma mère fait partie du lot. Le partage de l'avilissement avec les autres est un fait qui au lieu de me consoler m'accable.
Je sors en courant, sans avoir le courage d'avaler quoique ce soit.
Dans la rue, dans l'autobus, les passants, les voyageurs, circulent avec le même défaut. Honteuse, la tête cachée dans mes mains, je n'ose pas montrer l'intérieur de ces plaies élargies, incisées.
La foule, forçant ma pudeur, plonge de manière indécente dans mon intérieur, jusque là protégé.
La répétition de l'erreur, me force tout de même à réfléchir. Les yeux fixés sur mes chaussures, il me vient une idée. Puisque tout le monde semble avoir des trous sous le nez et paraîtrait s'en bien porter… serait-il possible que j’en ai eu, moi aussi, jusqu'à aujourd'hui, sans même m'en étonner et que ne m'en souvienne pas?
Je refuserais alors, non seulement l'irrationalité du rêve, mais également l'absurdité de la réalité. Je crois que je divague. Quelques pensées plus loin, j’avance des hésitations aberrantes.
L'explication d'une psychose qui peut envahir un individu non parfaitement intégré, pourrait donc se dessiner face aux névroses des autres, lorsque celles-ci sont dues à des incertitudes? Je m’entends asséner cette affirmation, et cependant je sais que je ne comprend même pas ce que je raconte.
Je me rend bien compte, très inconsciemment, que je me meut sur un terrain extrêmement mouvant et déroutant. De quelque côté que je me tourne, un détail ne colle pas.
Pour quelle raison aurais-je oublié mon passé? Terreur métaphysique, freudienne, tare génétique, simple malaise purement physique, trouble mental psychosomatique, angoisse psychique?
J’aimerais surtout mettre cette incohérence extravagante, tout simplement sur le compte d'un mauvais fonctionnement digestif. Ce serait si simple d'imaginer le défaut visible, posé dans un estomac transparent, placé, tel une poche de plastique, sur un squelette colorié de planche anatomique.
Il n'y aurait plus qu'à l'extirper de cet individu normal que j’évoque comme étant le mien. Je souris, bien que l'adjectif " normal " ne signifie, guère plus pour moi en ce moment, que le nom qu'il exprime.
Est-ce que je possède moi-même un statut standard? Ne sachant pas très bien ce que je représente, je cherche par quel vocable me désigner. Petite dame légère, ménagère de moins de cinquante ans, personne malade, femme mariée, être humain, citoyenne européenne?
Les mots n'ont pas plus de résonance que si on me qualifiait d'ouvrière, d'artiste, de prostituée. Si je n'en ai pas les occupations pour le moment, il se peut que je les ai en potentiel. C'est à dire pour plus tard?
Je ne me sens le droit de porter aucun de ces titres faux ou réels, ni de choisir un seul satisfecit qui puisse m’être appliqué.
Les gens passent à côté de moi, indifférents, me regardant, me cataloguant. Ma main est chaude. Mon front est chaud. Le soleil est chaud. Je me dirige vers la plage. Ma volonté malade s'ankylose dans un engourdissement léthargique.
Les souvenirs ne servent à rien. Ils ne sont bons qu'à chercher à forcer la nature pour faire baisser la fièvre à tous prix, par tous les moyens de l'analyse, au lieu de laisser simplement, la maladie suivre son cours. L'évolution doit se faire toute seule. Je décide de me sentir mieux. Courageusement je relève la tête. C'est fini.
-- Je n'ai plus qu'à attendre la prochaine crise. Mais au fond de moi-même, je sais qu'il n'y en aura plus. Parce que je « VEUX » qu'il n'y en ai plus. Je suis décidée à me secouer. Je sais ce que je fais. C'est très très clair….
Je marche le long de la plage. Le long de l'eau, l'air frais me pique le nez, me lave la figure. Je rejète mes cheveux en arrière. Au bout de la plage, j’évite le traître assemblage de bois et de toile qui se lance vers le sol pour un oui et pour un non, et qui porte le nom de balançoire, ou de chaise longue mobile. Ses carrés pelucheux s'appellent des coussins.
Je vais éviter soigneusement de m'étendre sur ce divan fait pour un harem. Je prend une honnête et vraie chaise longue… réelle et solide. L'essentiel est de toujours penser à la réalité, se dire en permanence : « Suis-je éveillée, ou est-ce que je rêve? » Se poser à chaque instant, la question vitale : « De quoi s'agit-il? Ai-je envie de choisir la vie ou la mort ? »
Allongée au bord de la piscine qui borde la plage, je ne me sens pas la tête trop lourde. Mais les barres transversales du siège, me font tout à coup très mal.
De nouveau, je n'ose plus bouger. J'ai un peu peur de la surface de l'eau qui brille devant moi, et des gens qui remuent. Plus près, une petite fille rousse tape sur un ballon. Une dame fait des exercices d'assouplissement.
Une femme de couperose anglaise, que de plus je soupçonne corsetée sous son maillot rigide, se dirige vers la mer telle une figure de proue. Rien ne semble pouvoir arrêter sa marche de navire au lancer. Les vagues et la foule s'écartent devant elle. Une fois la marche victorieuse finie, il ne reste plus qu'un bonnet de bain qui barbotte.
Les pensionnaires de l'hôtel restent là, indéfiniment, sur cette bande de sable privée. Il semble qu'ils n'ont jamais l'idée d'aller se baigner ailleurs.
Ce morceau de territoire est devenu leur havre. S'ils s'en éloignent quelques instants, vite ils y reviennent. De l’autre côté de la ficelle, le territoire est dangereux.
Pour l’instant, le sable est d'argent. Le soleil descend. J'allonge mes jambes et je me sens bien. Comme dans du velours…. Mon corps repose sur la toile du fauteuil avec légèreté et mollesse. A côté de moi un garçon joue avec un petit enfant nu. L'homme paraît trop jeune pour en être le père.
Je l'ai déjà vu quelque part l'année dernière. Il était avec de fortes filles de type germanique. Il se roulait dans l'eau avec elles.
Aujourd’hui, les pâtés de sable s'entassent. Je bouge les doigts de pieds. Je bouge la tête. Depuis une demi-heure que je suis là, je n'ai été saisie d'aucun trouble. Et cela me semble normal… heureusement.
Je me sens tellement moi-même que j'ai envie d'en rire. Je suis une personne précise, avec cette dent de sagesse qu'il faudra bien me faire arracher. Une dent à moi, hélas. Pas la dent de quelqu'un d'autre. Demain j'irai faire des achats à Marseille. J'ai besoin de chaussures de marche, et d'un chandail pour mettre avec ma jupe grise.
Je me sens reprise par l'action, la bonne agitation saine. Il y a le début des vacances à préparer, les angoisses de l'éducation à surmonter, les soucis matériels du foyer. Je m'en plaignais alors. Pourtant tout valait mieux que ce détachement, ce renoncement total d'hier.
Aujourd'hui, je me vois avec mes propres yeux. Mes cuisses sont sur le rebord de la chaise longue qui les écrase un peu. Mes bras sont bien à moi, de la chair à moi. Je les regarde. Je vois une chair dorée, appétissante.
Pour m'isoler, je fixe mon regard sur mon bras gauche…. Au soleil, les pores grossis ressemblent à des cratères.
« JE VOIS DE LA CHAIR ». Il y a des poils blonds plantés tout droit dans les trous larges. Comme des soies hérissées sur la peau d'un goret, ils sortent de menus mamelons globuleux. Mais ce n'est plus ma chair, c’est seulement « DE LA » chair. J'ai mal au cœur.
Je regarde le ciel, mais je vois toujours la chair de mon bras, même si je ne l'observe plus. J'observe les ongles qui poussent sous la chair des doigts. Je contemple la chair rose à l'intérieur de mon nez qui se retrousse en un pli courbe. J'observe la chair lisse des cuisses, des mollets.
Je sens de la CHAIR partout sur moi ! Collée à moi ! Elle m'étouffe ! Je voudrais l'arracher.
Je ne différencie pas cette chair qui tremblote autour de moi, de celle du garçon agenouillé non loin de mes pieds, ni de celle que recouvre le bonnet de bain anglais montant et descendant le long des vagues, ni de celle de la fille en blanc, ou de celle de la vendeuse de gaufres, et de celle de tous les autres gravitant en grappes autour de moi.
Je sens parfaitement tout ce qu'ils ressentent, parce que ma chair est la même que la leur.
Je me transporte dans ce grand nuage rond, rose et gris, qui se situe au dessus de ma tête dans le ciel pâle. De là haut, je vois une grande masse de chair dans laquelle on puise au hasard pour fabriquer un être humain ou non. Les différences ne sont que superficielles.
Certains reçoivent le dessus du panier, d'autres la lie. Je me penche au bord du nuage, pour regarder sur terre cette masse qui grouille indistinctement, entre des bras et des jambes….. Certains croient que plusieurs morceaux leur appartiennent en propre.
J'ai très froid et mal à la tête. Le soleil descend et j'ai une crampe. Je voudrais me lever pour courir le long de la plage vers le portail. Je m'embourbe dans cet humus qui colle à moi. J'entends des bruits indistincts s'agitant dans un plasma actif.
A la surface les actes poussent comme des plantes utiles ou vénéneuses, en bourgeons éphémères, prêts à éclore, lianes aquatiques montant en bulles pour éclater à la surface.
Ma tête me tire sur le côté. Quelqu'un bouge non loin de moi. Est-ce moi?
Je sais tout de même bien que ce n'est pas moi. Mais ce n'est pas suffisant pour émerger de la martelante pensée que ce pourrait quand même être moi.
Pourtant la forme me limite. Les qualités que je possède me caractérisent, avec l’ensemble de mes faiblesses. Ce que je prend pour de l'individualité n'est que le petit bourgeon hasardeux du perfectionnement d'une qualité ou d'une tare qui pousse sur cet humus.
Les qualités ou les tares des autres, qui viennent s'imprimer sur mon cerveau comme des fleurs sur un tissu, par une impression au pochoir, se présentent tout à coup devant mes yeux de façon concrète.
Tout à coup, trois hommes habillés de cuir, tenue incongrue pour une plage, se penchent sur moi. Avec fermeté, ils me redressent et m'emmènent de force. C'est un enlèvement en quelque sorte ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
UN ENLEVEMENT ? !
J’ai horriblement peur ! Tout à coup, je réalise que ces trois personnages menaçants, sont Bruno, Fred et Paul venus me chercher sur la plage, comme convenu entre nous, depuis la semaine dernière… Ils viennent juste de descendre de moto. Je vois les trois engins appuyés contre la grille du jardin de l’hôtel.
Brusquement, je me mets à rire ! Enfin…. Comme c’est bon de pouvoir émerger complètement de toute cette terreur ! Il me suffit de toucher leurs mains pour pouvoir être bien de nouveau.
C’était donc la solitude qui me livrait à toute cette errance depuis Dimanche ?
Ah ! Je me sens normale, maintenant. De nouveau « NORMALE ».
MAIS POUR COMBIEN DE TEMPS ? Oui, pour combien de temps ?
QUELQU’UN PEUT – IL ME LE DIRE ? ?
Maggy a fini de lire. La nuit est tombée depuis un moment. Personne ne parle. Moi Lisbeth, je sens bien que c’est mon histoire que je viens d’entendre. Je l’avais écrite il y a longtemps. J’avais à peine quatorze ans. C’était bien de moi, dont je parlais, en mettant l’aventure sur le dos de ma tante Charlotte. Cependant moi je ne suis pas tout le temps dans l’état de cette femme luttant contre sa propre disparition. Tante Charlotte, si. La pauvre !
Moi, Lisbeth, je change souvent, quelques fois plusieurs fois par jour. Par moment, je suis la petite Bess qui lutte contre son désespoir dans la case création de la phase numéro « UN » de sa courbe de l’instant. Après je deviens comme mon cousin Nicky, situé en pleine réflexion souvent paralysante, lorsqu’il regarde, du haut de la montagne, le passé créatif qu’il vient de vivre et la descente destructurante qui l’attend pour démolir son personnage « Pessimiste / Destructif » décrit chez Aldo. Avec ces quatre rôles, je vis la création de mon information du moment.
Je ne me suis rendue compte que des larmes coulaient sur ma figure, que lorsque Frank s’est penché sur moi pour me consoler en m’embrassant. Mais ce qu’il ne savait pas, c’est qu’il n’y avait pas de tristesse dans mon émotion. Au contraire. C’est si merveilleux de savourer un moment de connivence, avec des amis.
Cela atténue la souffrance de savoir que la lutte que je mène depuis ma naissance, ne se finira jamais.
Charlotte, Samedi 02/07/2011, (la latence suite)
Charlotte, Samedi 02/07/2011, (la latence suite)
Je reste un long moment immobile. A la fin, je glisse un doigt à travers un trou du velours et fais tinter l'intérieur du fauteuil, en en grattant les ressorts avec un plaisir morbide. Mais j’ai terriblement peur en entendant le bruit que cela fait… qu'une autre main revienne écrire et m’ordonne encore de continuer.
La chaleur fait bourdonner les mouches. On entend quelque part dans la pièce, un bruit de machine à coudre emballée. Derrière le mur, des grincements effroyables, des cris affreux, orgies sanglantes, des hommes abattus, membres découpés, têtes tranchées que des rats traînent sur le sol… évoquent des scènes de torture.
Alors, désespérée, je me tiens enfin tranquille et, le cœur battant, je mets mon jupon sur mes yeux, comme lorsque j’étais une toute petite fille.
Lorsque le réveil sonne, impossible de dire si j’ai rêvé ou non.
Les images sont encore si nettes dans ma tête, que je décide, par commodité, que les rats ont bel et bien existés. La visite qu'ils m’ont rendue dans la nuit, est étrange… soit.
Toutefois, en y réfléchissant bien, elle ne l'est guère plus que les entrevues réalisées avec certaines individualités concrètes, que je considère comme faisant partie d'un univers normal, quoique non ordinaire.
Je pense notamment à cette vieille tante Agatha que l'on visite à chaque nouvel an. La curieuse personne, aux mains moites trop blanches, aux trop grandes prunelles brillantes, possède sous des combles étranges, des armoires inquiétantes remplies d'oiseaux empaillés.
Les faucons maltais, les éperviers déplumés, les lynx râpés, voisinent depuis des lustres avec les cervidés ongulés portant des appendices frontaux gigantesques. Rien ne me déprime autant, que cette évocation sinistre.
-- Il faut que je reprenne mes esprits. Ce qui m'arrive risque de m'entraîner dans un gouffre sans fond. Si je ne sais plus distinguer la réalité du rêve, je risque de déboucher sur la folie. Cela ne suffit donc pas que je m'efface? Il faudrait encore que je laisse partir ma tête dans l'imaginaire des malades mentaux? J'ai peur d'entrer maintenant dans une confusion totale pire que la mort!
Pour me maintenir coûte que coûte dans le réel, je vais m'appliquer à rester dans ma peau. Je me tortille sur mon lit en pensant fortement à mon corps, et je l'investis avec passion.
Tout à coup, une impression nouvelle de jambes lourdes, de fesses s'écrasant sur le matelas en formant deux grosses boules molles disposées de chaque côté d'un corps plein de nourriture et de désirs charnels, m'envahit.
Regardant mieux l'image que la vitre me renvoie, je découvre même une illusion de bajoues à la place de mes joues fines. De fortes hanches et des épaules presque adipeuses enveloppent mon mince squelette.
Autres formes, autres lieux, autres temps, je choisis alors un " SOI ", qui serait un « MOI » imposant, afin qu'enfin, un individu plus solide vienne en renfort du mien, pour me secourir.
Et tandis que j’y songe, cela « ARRIVE ». Je me dédouble ! ! ! L'aventure impossible se déroule facilement, et avec une facilité incroyable. Un délicat picotement se fait dans mon nez. La brume couvre mon œil. Puis d'autres pensées me viennent en plus des miennes.
Je découvre dans mon cerveau des images inconnues de moi, et qui seraient normales si j’étais cette autre chair gonflée, mollasse, aux larges cuissots flottants et blancs, aux seins lourds, tombants, ballottant sous une chemise crasseuse, frottant de leurs tétines rondes et larges un tissu rêche qui les fait saillir.
Le ventre large forme des plis sous la peau épaisse, donnant à l'ensemble l'aspect consistant d'un beurre grossier. Les amples plis pubiens s'écartent au dessous d'un bassin court et trapu.
La structure mentale est en accord. Les souvenirs sont chargés de luxures indigentes, de distractions vulgaires, de minables festins de pauvres, reconnaissables à leurs odeurs épicées de sauces huileuses pimentées.
Ils remontent dans ma bouche en relents écœurants. Pourtant, ils m’apportent en même temps, plénitude et épanouissement décalés.
Je ressens le contraire de tout ce que j’ai toujours connu. Je revois en flou le plaisir qui m'habitait lorsque l'admiration immense des étrangers s'exclamait devant ma merveilleuse beauté d'enfant, puis de femme.
Je traîne péniblement mes savates le long du corridor. Dans la salle de bains, les deux visages se superposent. La glace reflète la surprenante image de cheveux roux descendant en volutes volumineuses jusqu'aux épaules.
Ils se superposent aux mèches blondes et mousseuses qui sont les miennes. Des yeux noirs, étranges, étrangers même, bordés de khôl fixent mes prunelles vertes et bleues, emplies de sommeil et aussi d'étonnement angoissé.
En ouvrant le robinet de la baignoire, j’aperçois les deux silhouettes. La mienne a presque complètement disparu sous la forme pachydermique.
Le peignoir ouvert baille sur une chemise de mousseline pisseuse transparente. Les fronces placées en arrondi sous l'échancrure, sont couvertes de larges tâches poisseuses. On aperçoit, entre les jambes mal dessinées, l'ombre sombre du bas ventre dessinée sous des ondulations abdominales disgracieuses.
Derrière moi, un nouveau décor se dresse, venant en surimpression sur le précédent. Au lieu de la tablette luxueuse couverte de flacons, une cuvette de faïence ébréchée conserve une eau croupie et fétide.
Un bidet placé sur un socle de fer contient des linges douteux. A la place de la baignoire, se dresse en superposition, un lit défoncé recouvert de draps froissés.
Le coussin crotté dont un coin sort de la taie, une couverture sale aux coins pâlis, une table de nuit boiteuse garnie d'un vase fêlé, plein de matières fécales, la chaise couverte de vêtements déchirés, tout ça souligne la misère sordide de la pièce.
Cette malheureuse chambre enclose entre les murs d'une salle de bains raffinée, me donne deux images, deux sensations, deux analyses, puis une image, une sensation, et une analyse, contractées.
Les pieds enfoncés dans l'épais tapis de bains caché sous la carpette synthétique râpée, j’enlève la robe de chambre lie de vin, remonte ma chemise, pour entrer dans la baignoire.
Je l’entends se remplir d'eau chaude, sous le lit qui la cache. Il va falloir que ma jambe passe au travers du matelas pour rencontrer le liquide. Je n'ai plus qu'à poser le pied, là où logiquement il doit se trouver. Mes orteils traversent l'édredon imaginaire.
Et alors, je tombe brutalement dans le bain, en renversant les flacons de cristal posés sur la tablette de porcelaine. Je me coupe les coudes et les poignets… mais ce sont les coudes et les poignets de « MES » véritables bras, ceux dont je me sert habituellement.
Je sais que je pourrai le vérifier plus tard, sur mon enveloppe corporelle habituelle et normale. On s'affole à l'étage en dessous.
-- Que se passe-t-il?
-- Non, non. Tout va bien. Ne vous inquiétez pas. J'ai fait tomber mon parfum.
En réalité, personne ne s'inquiète vraiment. Ce n'est qu'un bris de vaisselle sans plus d'importance. En effet, il n'y a pas, après tout, de quoi s'affoler.
SEULEMENT c’est MOI QUI M'AFFOLE. OUI. JE M’AFFOLE VRAIMENT. ET IL N'Y A QUE MOI A M’AFFOLER…. EVIDEMMENT.
-- Mais n’est-il pas vrai que la formule exacte est : « N’est pas vrai ce qui est vrai. Est vrai ce qu’on croit ». Cette phrase rassurante m’endort. Je n’ai plus qu’à me recoucher.
En me réveillant, la sensation de roulis a disparue. J’ai regardé avec étonnement la cabine de bateau dans laquelle je croyais dormir. Je me sentais lourde, nauséeuse. La chambre présentait le même aspect que d'habitude.
-- Je vais réagir. Mais je me parle à moi-même, sans y croire.
Je me traîne alors péniblement jusqu'à la salle de bains. Une impression de lassitude désabusée qui m'empêche de me mouvoir facilement, m'envahit. Devant la glace, je m'aperçois que ma peau est striée de légères zébrures. Entre ces sillons, des sillons plus petits, comme des points enfoncés par les têtes de centaines d'aiguilles, forment des marques blanches.
Sur le haut du front, un moucheron se pose et fonce par soubresauts saccadés vers le refuge embroussaillé d'une futaie de cheveux. Il faut, oui il « FAUT » que je le saisisse rapidement entre le pouce et l'index.
J’ai horreur de voir des bêtes se glisser dans des endroits qui pourraient leur servir de refuge, afin d'envisager en toute quiétude, une attaque assurée, une fois leurs forces retrouvées.
J’avais fait preuve, l'année précédente, d'un soit-disant beau courage, en tuant sur le pas de la porte fenêtre du salon de la maison de famille, en Ardèche, une vipère de quarante huit centimètres, au moins!
La bête se chauffait au soleil, dans l'encadrement de bois de la porte. Un peu en retrait du seuil, la tête dressée, éblouie par la lumière, elle se tenait prête à se faufiler dans la maison.
L'évocation brutale de toutes les futures recherches infructueuses, faites à tâtons pour retrouver l'animal sous les meubles, m’avait donné le courage de le massacrer. Lorsque la pelle avait trouvé l'épine dorsale de la vipère, la joie sadique que j’eus à m'acharner, frappant à vingt reprises, venait de cette pensée terrible :
-- Elle est là, sous le tranchant acéré à mort. Je n'aurai pas à la chercher pendant des jours, en vain peut-être, avec la menace de sa langue fourchue nous guettant du dessous d’un divan.
Pourtant, je n'aime pas occire. Supprimer quelque animal que ce soit, assassiner, bousiller, crever, liquider, zigouiller, abattre, étouffer, étrangler, noyer, empoisonner, exécuter, bref anéantir une vie, si petite soit-elle, m'écœure. J’en avais été malade pendant trois jours.
Là, ce matin, lorsque je prends le moucheron entre les doigts, je cherche à ne pas le blesser. J’ai ce même désir, toujours présent, de ne pas effacer un être vivant, même humble. Mais la bestiole s'écrase et j’en ressens un dégoût immonde.
Or, voilà que pour la première fois, je réalise que ce n'est pas la suppression de la vie qui me dégoûte, mais la simple impression que je suis en train de broyer des boyaux, des yeux, une chair visqueuse et molle.
-- C'est dégoûtant! Ces choses vivantes et écœurantes qui sortent en bruissant, d’un recoin sombre, me donnent envie de vomir. Ces chairs, ces viscères qui s'écrasent m'horrifient.
-- On m'avait tellement appris que les organismes vivants étaient si beaux, si respectables que j'avais été obligée de m'inventer de nobles sentiments, pour me déguiser à moi-même mon rejet, sous peine d'accepter la condamnation des autres à mon égard.
Je regarde sur mes doigts, la traînée jaune et marron que le pauvre moucheron crache par le bas ventre. Je me sens comme écrasée par le poids de cette révélation s'ajoutant aux évènements de la nuit…. Dans la glace, mon visage est atrocement pâle. J’essaye de mettre des mots sur mon désarroi.
-- Mathieu est reparti pour Paris. Nous nous sommes disputés. Je peux dire plutôt que la dispute s'est faite à sens unique. Je l'ai laissé dire et faire ce qu'il voulait. J'avais l'impression que ce terrible déchaînement ne me concernait pas.
Voilà pourquoi je me sens si mal. Un peu de dépression c'est tout. A part ça, je suis normale bien sûr, et enfin ouf ! Ce qui, depuis huit jours, n'a pas toujours été le cas.
Un bref regard dans la glace de l'armoire à pharmacie, me confirme la récupération de mon aspect habituel. J’y vois des joues rosées, des cheveux blonds scintillants. Tout est prêt pour une journée tout à fait « BANALE » !
Charlotte Vendredi 01/07/2011 (la latence suite)
Charlotte Vendredi 01/07/2011 (la latence suite)
Je reste un long moment immobile. A la fin, je glisse un doigt à travers un trou du velours et fais tinter l'intérieur du fauteuil, en en grattant les ressorts avec un plaisir morbide. Mais j’ai terriblement peur en entendant le bruit que cela fait… qu'une autre main revienne écrire et m’ordonne encore de continuer.
La chaleur fait bourdonner les mouches. On entend quelque part dans la pièce, un bruit de machine à coudre emballée. Derrière le mur, des grincements effroyables, des cris affreux, orgies sanglantes, des hommes abattus, membres découpés, têtes tranchées que des rats traînent sur le sol… évoquent des scènes de torture.
Alors, désespérée, je me tiens enfin tranquille et, le cœur battant, je mets mon jupon sur mes yeux, comme lorsque j’étais une toute petite fille.
Lorsque le réveil sonne, impossible de dire si j’ai rêvé ou non.
Les images sont encore si nettes dans ma tête, que je décide, par commodité, que les rats ont bel et bien existés. La visite qu'ils m’ont rendue dans la nuit, est étrange.. soit.
Toutefois, en y réfléchissant bien, elle ne l'est guère plus que les entrevues réalisées avec certaines individualités concrètes, que je considère comme faisant partie d'un univers normal, quoique non ordinaire.
Je pense notamment à cette vieille tante Agatha que l'on visite à chaque nouvel an. La curieuse personne, aux mains moites trop blanches, aux trop grandes prunelles brillantes, possède sous des combles étranges, des armoires inquiétantes remplies d'oiseaux empaillés.
Les faucons maltais, les éperviers déplumés, les lynx râpés, voisinent depuis des lustres avec les cervidés ongulés portant des appendices frontaux gigantesques. Rien ne me déprime autant, que cette évocation sinistre.
-- Il faut que je reprenne mes esprits. Ce qui m'arrive risque de m'entraîner dans un gouffre sans fond. Si je ne sais plus distinguer la réalité du rêve, je risque de déboucher sur la folie. Cela ne suffit donc pas que je m'efface? Il faudrait encore que je laisse partir ma tête dans l'imaginaire des malades mentaux? J'ai peur d'entrer maintenant dans une confusion totale pire que la mort!
Pour me maintenir coûte que coûte dans le réel, je vais m'appliquer à rester dans ma peau. Je me tortille sur mon lit en pensant fortement à mon corps, et je l'investis avec passion.
Tout à coup, une impression nouvelle de jambes lourdes, de fesses s'écrasant sur le matelas en formant deux grosses boules molles disposées de chaque côté d'un corps plein de nourriture et de désirs charnels, m'envahit.
Regardant mieux l'image que la vitre me renvoie, je découvre même une illusion de bajoues à la place de mes joues fines. De fortes hanches et des épaules presque adipeuses enveloppent mon mince squelette.
Autres formes, autres lieux, autres temps, je choisis alors un " SOI ", qui serait un « MOI » imposant, afin qu'enfin, un individu plus solide vienne en renfort du mien, pour me secourir.
Et tandis que j’y songe, cela « ARRIVE ». Je me dédouble ! ! ! L'aventure impossible se déroule facilement, et avec une facilité incroyable. Un délicat picotement se fait dans mon nez. La brume couvre mon œil. Puis d'autres pensées me viennent en plus des miennes.
Je découvre dans mon cerveau des images inconnues de moi, et qui seraient normales si j’étais cette autre chair gonflée, mollasse, aux larges cuissots flottants et blancs, aux seins lourds, tombants, ballottant sous une chemise crasseuse, frottant de leurs tétines rondes et larges un tissu rêche qui les fait saillir.
Le ventre large forme des plis sous la peau épaisse, donnant à l'ensemble l'aspect consistant d'un beurre grossier. Les amples plis pubiens s'écartent au dessous d'un bassin court et trapu.
La structure mentale est en accord. Les souvenirs sont chargés de luxures indigentes, de distractions vulgaires, de minables festins de pauvres, reconnaissables à leurs odeurs épicées de sauces huileuses pimentées.
Ils remontent dans ma bouche en relents écœurants. Pourtant, ils m’apportent en même temps, plénitude et épanouissement décalés.
Je ressens le contraire de tout ce que j’ai toujours connu. Je revois en flou le plaisir qui m'habitait lorsque l'admiration immense des étrangers s'exclamait devant ma merveilleuse beauté d'enfant, puis de femme.
Je traîne péniblement mes savates le long du corridor. Dans la salle de bains, les deux visages se superposent. La glace reflète la surprenante image de cheveux roux descendant en volutes volumineuses jusqu'aux épaules.
Ils se superposent aux mèches blondes et mousseuses qui sont les miennes. Des yeux noirs, étranges, étrangers même, bordés de khôl fixent mes prunelles vertes et bleues, emplies de sommeil et aussi d'étonnement angoissé.
En ouvrant le robinet de la baignoire, j’aperçois les deux silhouettes. La mienne a presque complètement disparu sous la forme pachydermique.
Le peignoir ouvert baille sur une chemise de mousseline pisseuse transparente. Les fronces placées en arrondi sous l'échancrure, sont couvertes de larges tâches poisseuses. On aperçoit, entre les jambes mal dessinées, l'ombre sombre du bas ventre dessinée sous des ondulations abdominales disgracieuses.
Derrière moi, un nouveau décor se dresse, venant en surimpression sur le précédent. Au lieu de la tablette luxueuse couverte de flacons, une cuvette de faïence ébréchée conserve une eau croupie et fétide.
Un bidet placé sur un socle de fer contient des linges douteux. A la place de la baignoire, se dresse en superposition, un lit défoncé recouvert de draps froissés.
Le coussin crotté dont un coin sort de la taie, une couverture sale aux coins pâlis, une table de nuit boiteuse garnie d'un vase fêlé, plein de matières fécales, la chaise couverte de vêtements déchirés, tout ça souligne la misère sordide de la pièce.
Cette malheureuse chambre enclose entre les murs d'une salle de bains raffinée, me donne deux images, deux sensations, deux analyses, puis une image, une sensation, et une analyse, contractées.
Les pieds enfoncés dans l'épais tapis de bains caché sous la carpette synthétique râpée, j’enlève la robe de chambre lie de vin, remonte ma chemise, pour entrer dans la baignoire.
Je l’entends se remplir d'eau chaude, sous le lit qui la cache. Il va falloir que ma jambe passe au travers du matelas pour rencontrer le liquide. Je n'ai plus qu'à poser le pied, là où logiquement il doit se trouver. Mes orteils traversent l'édredon imaginaire.
Et alors, je tombe brutalement dans le bain, en renversant les flacons de cristal posés sur la tablette de porcelaine. Je me coupe les coudes et les poignets… mais ce sont les coudes et les poignets de « MES » véritables bras, ceux dont je me sert habituellement.
Je sais que je pourrai le vérifier plus tard, sur mon enveloppe corporelle habituelle et normale. On s'affole à l'étage en dessous.
-- Que se passe-t-il?
-- Non, non. Tout va bien. Ne vous inquiétez pas. J'ai fait tomber mon parfum.
En réalité, personne ne s'inquiète vraiment. Ce n'est qu'un bris de vaisselle sans plus d'importance. En effet, il n'y a pas, après tout, de quoi s'affoler.
SEULEMENT c’est MOI QUI M'AFFOLE. OUI. JE M’AFFOLE VRAIMENT. ET IL N'Y A QUE MOI A M’AFFOLER…. EVIDEMMENT.
-- Mais n’est-il pas vrai que la formule exacte est : « N’est pas vrai ce qui est vrai. Est vrai ce qu’on croit ». Cette phrase rassurante m’endort. Je n’ai plus qu’à me recoucher.
En me réveillant, la sensation de roulis a disparue. J’ai regardé avec étonnement la cabine de bateau dans laquelle je croyais dormir. Je me sentais lourde, nauséeuse. La chambre présentait le même aspect que d'habitude.
-- Je vais réagir. Mais je me parle à moi-même, sans y croire.
Je me traîne alors péniblement jusqu'à la salle de bains. Une impression de lassitude désabusée qui m'empêche de me mouvoir facilement, m'envahit. Devant la glace, je m'aperçois que ma peau est striée de légères zébrures. Entre ces sillons, des sillons plus petits, comme des points enfoncés par les têtes de centaines d'aiguilles, forment des marques blanches.
Sur le haut du front, un moucheron se pose et fonce par soubresauts saccadés vers le refuge embroussaillé d'une futaie de cheveux. Il faut, oui il « FAUT » que je le saisisse rapidement entre le pouce et l'index.
J’ai horreur de voir des bêtes se glisser dans des endroits qui pourraient leur servir de refuge, afin d'envisager en toute quiétude, une attaque assurée, une fois leurs forces retrouvées.
J’avais fait preuve, l'année précédente, d'un soit-disant beau courage, en tuant sur le pas de la porte fenêtre du salon de la maison de famille, en Ardèche, une vipère de quarante huit centimètres, au moins!
La bête se chauffait au soleil, dans l'encadrement de bois de la porte. Un peu en retrait du seuil, la tête dressée, éblouie par la lumière, elle se tenait prête à se faufiler dans la maison.
L'évocation brutale de toutes les futures recherches infructueuses, faites à tâtons pour retrouver l'animal sous les meubles, m’avait donné le courage de le massacrer. Lorsque la pelle avait trouvé l'épine dorsale de la vipère, la joie sadique que j’eus à m'acharner, frappant à vingt reprises, venait de cette pensée terrible :
-- Elle est là, sous le tranchant acéré à mort. Je n'aurai pas à la chercher pendant des jours, en vain peut-être, avec la menace de sa langue fourchue nous guettant du dessous d’un divan.
Pourtant, je n'aime pas occire. Supprimer quelque animal que ce soit, assassiner, bousiller, crever, liquider, zigouiller, abattre, étouffer, étrangler, noyer, empoisonner, exécuter, bref anéantir une vie, si petite soit-elle, m'écœure. J’en avais été malade pendant trois jours.
Là, ce matin, lorsque je prends le moucheron entre les doigts, je cherche à ne pas le blesser. J’ai ce même désir, toujours présent, de ne pas effacer un être vivant, même humble. Mais la bestiole s'écrase et j’en ressens un dégoût immonde.
Charlotte, Jeudi 30/06/2011 (la latence suite)
Charlotte, Jeudi 30/06/2011 (la latence suite)
J'ai finalement réussi à faire de mon corps, une loche dont on pique certaines terminaisons nerveuses pour lui procurer les sensations que l'on désire qu'il ressente.
Mon corps et mon esprit existent pourtant. On leur a donné un prénom : « Charlotte », prénom que l'on a prononcé tout à l'heure dans le bureau de vote, avec mon nom de famille. Un « nom » pour une abstraction serait plus réel. Il représenterait quelque chose. Mon nom à moi ne me dit rien ! Rien du tout.
Il faut bien que je vive maintenant avec cette pluralité de sensations dans des vies simultanées tombant dans le vide. Je SUIS les autres. Je LIS leurs pensées.
Ou je le crois, ce qui revient au même. Il n'y a plus de barrière entre leur esprit et le mien. Chaque cellule de ce vague tout, réagit différemment, parce qu'il faut appliquer à chacune, son échelle de valeur. Avant de tomber dans le vide?
Les yeux douloureusement fermés, je prends conscience d'un fait nouveau. Un bruit d'eau continu, se déverse dans la pièce jouxtant la mienne. Je suis toujours assise sur le couvercle dur. Les mains, paumes en l'air, sont posées sur mes genoux.
J'ai d'abord eu très chaud. Puis petit à petit, l'air devient plus frais. Il circule librement autour de ma tête. Les quatre murs de la cabine deviennent visibles et réels. J'ai, pour la première fois de ma vie, la sensation d'être seule.
Telle une myope qui chausse des lunettes, je vois s'évanouir l'irréel d'un rideau de brume.
Quelqu'un d'omniprésent vient de me quitter. Il était là. Puis, sans crier gare, il est sorti. L'idée étouffante de la puissante chape posée sur mes épaules par un « Etre » de l'au-delà, penché sur chacune de ses créatures, s'évanouissait. Loin de ce regard immense, je deviens alors la négation de ce « RIEN », que j'étais déjà.
Délestée de ce fardeau, qui en partant évapore le peu de contact surnaturel qui aurait pu me toucher encore, je suis sortie de mon refuge hygiénique.
L’imposante dame du vestiaire me regarde avec une curiosité méfiante et insistante.
Serais-je restée trop longtemps dans les toilettes? Croit-elle que je me drogue? Aussitôt je me vois en droguée, les bras couverts de méchantes piqûres, les pupilles rétractées.
Non. Elle regarde ma robe très courte. Je lâche une piécette dans la soucoupe et je me vois en poupée frivole, qui se pomponne et se re-pomponne, pendant que les classes laborieuses travaillent. Je sens le mépris de « LA » classe ouvrière. En remontant l'escalier je me redresse avec un déhanchement fier, pour ne pas m'écrouler.
Un dernier regard en arrière, me montre qu'elle me prend pour une prostituée. Alors, je me vois en pute. Et j'en deviens une, avec toutes les misères multiples que j'imagine.
Je prends place à une table située dans le fond du café. Face à moi, deux femmes très manucurées glapissent en parlant de leur mari. Aussitôt, je réalise que je suis en retard pour retrouver le mien, Mathieu.
Il m'a donné rendez-vous chez sa sœur, et j’ai totalement oublié de les rejoindre.
Je ressens immédiatement une angoisse. Son emprise pèse sur mon statut de femme mariée. Je pense à lui. Je me vois : « AUTRE »... Ou plutôt, je me vois : « UNE ». Celle qu'il voit en me regardant. Sa femme, la sienne, comblée par lui, adulée, dont il est fier, bien que la trouvant si souvent comme il le dit, « agaçante ».
ENFIN, je pense à mes enfants. Deux merveilleux bambins...
Mais je me « VOIS » en mère. Oh non ! Pas cette pensée! Là maintenant, il n'y a pas d'illusion ? Je « SUIS » leur mère ? Pitié ! Il n'y a pas d'illusion sur la maternité, tout de même ! Il n'y a que la réalité, la si belle réalité. Je ne peux pas me voir « EN » mère ! Je suis mère.
« JE SUIS LA MERE »… leur mère.
HELAS ! JE ME VOIS EN MERE.
Alors désormais, pourquoi me révolter? C'est inutile. Lorsque je pense à mes enfants, je me vois par eux. Pour eux, je « SUIS » la mère. Mais pour eux seulement.
Pour ce garçon qui me regarde assis à la table voisine, je suis une femme ordinaire, sage ou toquée, ennuyeuse ou frivole. Il me regarde et me cligne de l' oeil. Si je ne sais pas ce qu'il pense, son sourire me le dit crûment. Son regard me déshabille. Une habitude de révolte me fait sursauter. Mais pourquoi? Au fond, tout ne se passe que dans mon imagination… et la sienne? Je n'ai qu'à inventer autre chose, ou à me moquer de cette présence importune. Si je pense que cet homme n'existe pas, il cessera d'exister. Pour moi, du moins. N'est-ce pas l'essentiel?
Tout ce qui existe en dehors de moi, existe-t-il seulement ? Il ne resterait finalement… que ma pensée ? Mais je ne vais pas donner une vie propre et un pouvoir sur moi, à ma pensée !
L'homme me regarde toujours. Son regard glisse le long de mon cou, de mes épaules jusqu'à ma poitrine, se colle à mon visage, sans que je puisse m'en détacher. Je vois ce qu'il imagine. J'imagine ce qu'il pense.
Je baisse les yeux pour regarder la table. Ce que je crois lire en lui me couvre de honte, mais moins encore que ma réaction passive.
Dans la glace du fond, une image pâle me représente, comme une photo usée venant du fond des temps. Je me demande si l'enfant que j'ai été, a existé au moins une fois. Tout ce que je suis, fait partie d'un jeu truqué. Je joue une comédie qui travestit la réalité.
La vérité est que je n'ai pas de vie propre… une vie telle que la société veut me le faire croire…. Je m'efface devant ma propre apparence. J'ai envie de m'évanouir, une bonne fois pour toutes et bien définitivement. MAIS C'EST DEJA FAIT de L'INTERIEUR.
L’horreur est donc totale. Je n’ai plus rien d’autre à craindre. Sauf peut-être… pire… un dédoublement ? UN DEDOUBLEMENT ? Est-ce possible ?
Et bien oui. Je vais connaître, en ce Samedi le pire de ce que je peux imaginer. A vingt et une heures je suis allée me coucher dans ma chambre habituelle. J’ai pris pour prétexte une migraine. Pourtant, j’ai beau fermer les yeux, je n’arrive pas à dormir. Toutes sortes de bruits s’insinuent dans mon oreille. Je rêve que je vais dormir.
Mais des rats courent partout sous les combles, en piétinements secrètement discrets. Deux des plus gros se sont terrés contre le paravent d'andrinople à fleurs mauves, lui donnant par leurs soubresauts, une vie précaire et hachée. On peut en deviner deux autres dans la pénombre, se disputant âprement, à coups de dents, une immondice.
Près de la porte, une nappe épaisse de toiles d'araignées descend du plafond, suaire sali, drapé en svastika maléfique. Les rats rampent sur le sol, sur les meubles, tombant le long des murs, tels des mouches mortes par une nuit de grand froid.
Je cherche mon prénom ? Charlotte, c’est ça ! Je tourne mon visage vers la glace piquée au reflet terni. Tout est brouillé…
Je sens le long de mon dos, sur mon cou, glisser les muridès, mulots, ondatras, rates musquées, campagnols, ragondins, musaranéas…. Les rideaux noirs pendent de chaque côté du miroir, comme un « devant de scène » macabre avec une tête de mort dessinée dans un coin.
Je penche ma tête, pour essayer de voir dans l'air verdâtre mon reflet sombre. Mes cheveux longs, gris sales, se collent en épaisses mèches grasses. Je reconnais avec peine, des joues hâves dans un visage allongé, et des yeux exorbités au dessus de poches vineuses.
Je passe une main tremblante sur ma gorge. La douleur qui mord mon pied me fait pleurer. Mais je n'arrive pas à tourner la tête pour voir d'où elle provient. Mon poignet dérape contre la porcelaine glacée du lavabo fendu.
Il me semble qu'une mâchoire de fer broie ma cheville. Je me traîne près de la porte vitrée de la bibliothèque et ne réussis à voir qu'un morceau de bois blanc, en forme de piège à loup refermé autour de mon mollet.
-- J'aurais voulu m'asseoir. M'asseoir et fermer les paupières. Je suis si lasse.
Des larmes coulent de mes yeux vides et morts. Pendant que je pleure, des hamsters poussent des cris plaintifs et je m'aperçois que je me suis installée par hasard dans un fauteuil défoncé, ma tête reposant sur un des accoudoirs.
Tout à coup le silence s’installe.
-- Merci mon Dieu, vous avez eu pitié de moi. Je soupire. Contre la vitre sombre, une main écrit à la hâte quelques mots avec la craie blanche du tableau noir :
IL FAUT CONTINUER.
-- Non ! Je ne continuerai pas, sanglote cette pauvre fille qui s’appelle Charlotte et qui malheureusement est toujours moi quelque part…. Je suis trop fatiguée.
Alors finalement, je vois des ombres rouges qui passent en chantant du pied de l'échelle jusqu'au bidet de faïence, pour disparaître par la fente du mur. Et les rats fous, déchaînés font une sarabande effrénée autour d'un morceau de chair qui tombe du plafond. Je renifle en touchant mon visage glacé. Il m’aurait fallu absolument… un mouchoir ?
-- Où pourrais-je trouver un mouchoir ?
Lisbeth. Mercredi 29/06/2011 Charlotte. La Latence.
Euromarktinteractive.org, le seul journal trimestriel européen sur l'Art et la Culture (en 15 langue).
Fred m’a demandé à quoi je pensais. Les Delpierre se parlaient en se tenant la main. Le chant d’un oiseau roucoulait dans mes oreilles. Frank avait pris une chaise longue et nous étions tous décontractés malgré notre inquiétude au sujet d’Emilie.
J’ai répondu que je repensais à ma tante Charlotte qui était si belle, si intelligente. Fred s’est mis à rire. Il se souvenait de mon aventure parisienne d’alors avec Gallimard et de mon refus de rentrer dans le système.
-- Tu te rends compte de ce que tu as raté ? Tu aurais peut-être aujourd’hui, le Prix Goncourt, ou pis, tu serais Prix Nobel ?
-- Et j’aurai renié tout ce à quoi je crois, à l’Instantialisme, à l’inanité de l’Existentialisme.
-- Mais une fois célèbre, tu aurais pu te renier et te servir de ton succès pour faire passer tes idées, la Ville Bulle de Lures, d’où tu viens… du Futur, n’est-ce pas ? J’ignorais la plaisanterie.
-- Ce n’est pas possible. J’aurai eu trop mal au cœur de me battre avec un faux passé… Mes explications pour reprendre le lead, m’auraient mise tellement mal à l’aise, que je préfère encore passer pour une personne nulle, qui gène et que l’on ne voudrait surtout pas connaître.
Gérard a alors demandé ce qu’était cette histoire de célébrité ratée, et Frank à qui j’avais raconté toute l’affaire l’année dernière, est allé chercher dans ma bibliothèque, le manuscrit qu’il avait lu à cette époque, avec intérêt. Je me souviens de ses critiques et de ses compliments d’alors. Il ouvrit le bouquin et commença à lire à voix haute, cette histoire que j’avais écrite à la première personne. Mais tout de suite Maggy, voyant que l’héroïne était une femme, prit la suite. Elle avait la voix chaude et émouvante de Charlotte. C’était troublant. Je vis que l’histoire paraissait passionnante pour tous les auditeurs. Je fermais les yeux et une fois de plus, je revins en arrière.
Nous avons reçu en naissant, 407 héritages.
Mais le plus dangereux est le mensonge
que nous nous infligeons à nous-mêmes
-- Je ne sais pas qui je suis.
Ou je ne le sais plus. Je ne suis pourtant pas amnésique. Je me souviens de toute ma vie, et ce dont je ne me souviens pas, on me l'a raconté.
Mon prénom est Charlotte. Ce matin le jour s'est levé normalement, sans aucune difficulté. Je suis sortie de la maison. J'habite dans un appartement, Rue Paradis, au troisième. Je connais par cœur mon numéro et le nom de ma rue. Ma tête est toujours en ordre, sans pagaille, claire.
J'ai une vie calme. Je n'ai jamais eu d'existence aventureuse, errante, remplie de souvenirs de voyages, ou de rencontres magiques. Non. Je suis quelconque. Mon existence se déroule simple et banale, dans un foyer simple et banal.
J'ai des amis, de la famille. Ma vie n'est ni vide, ni solitaire. Comme celles par exemple, pleines de maniaqueries de ces vieux célibataires, qui vont et viennent, de cafés en cafés, jusqu'à leurs chambres salies par les papiers gras d'un déjeuner bâclé.
Il n'y a rien d'anormal chez moi. Je suis comblée, heureuse. C'est peut-être ça la raison? J'ai tout eu, trop vite, sans même avoir eu le temps de le désirer vraiment. Mais est-ce une raison suffisante pour S'EFFACER?
C'est cela ! Je m'efface ! J'ai senti tout à coup que ma personnalité s'évaporait.
Dans les rues, les gens marchent le long des trottoirs. Ils savent où ils vont. Ou bien ils savent qu'ils ne vont nulle part. Ils ont l'air de savoir ce qu'ils font, « QUI » ils sont. Ou bien ils en donnent une bonne imitation.
MOI, je ne sais plus qui je suis.
Je me demande pendant combien de temps, je pourrai donner le change. Il me semble impossible de continuer à cacher ma différence. C'est comme si j'avais glissé dans un vide, ce vide que mon nombril représente.
Arrivée au centre de la ville, je m'approche de la vieille fontaine. Au dessus de moi, les lumières tournent dans le mauvais sens. Elles font des plis sur les fleurs violettes des massifs. Les poutres des murs, les ombres des tissus tendus devant les fenêtres, deviennent des tâches laides et noires.
J'aperçois dans la vitre d'une voiture, ma silhouette pas tout à fait conforme, camouflée sous des vêtements ressemblant aux miens.
Je m'inquiète et à raison. Si quelqu'un venait me les réclamer, en m'accusant de les avoir volés? Je serais perdue?
Ces vêtements inconnus, qu'en examinant de près je reconnais pour les avoir déjà vus, seraient plutôt des habits qui, en gros, ressembleraient à des effets que j'aurais déjà portés.
Dessous, je me sens nue, avec la crainte qu'en mettant ces objets étrangers, on risque de venir me les reprendre et de me laisser là, sur place, seule, perdue dans une ville où personne ne prendrait soin de moi. Qui viendrait réclamer une inconnue?
Même si une institution charitable m'hébergeait, me soignait, me prenait en charge, je ne serais jamais qu'une intruse, sans aucun droit. Il suffirait que quelqu'un me découvre pour avoir main mise sur ma personne. Mon insécurité est totale. J'ai peur et envie de me blottir, de me cacher.
Je me demande à quoi je ressemble. Quel air, ai-je? Normal sans doute. Pour l'instant, je ressemble donc à quelque chose. Superficiellement, j'ai l'air d'être comme les autres, comme tout le monde. Pourtant, j'ai peur que très vite quelqu'un se mette à crier :
-- Mais vous ne ressemblez à rien ! Vous n'êtes rien !
Alors on me CHASSERA.
Je prends mon courage à deux mains. Je contourne la fontaine. Je monte vers une église. Je me dissimule derrière une des colonnes du parvis, au milieu d'une foule d'individus étranges.
Ces inconnus exercent sur moi une impression familière et en même temps nouvelle. Je les vois remuer mollement leurs lèvres, dans un bourdonnement de guêpes, mélangé de tintements de clochettes.
Au dessus des corniches, les cloches se disent entre elles : " ELLE EST LA " ! Elles préviennent malignement de ma présence, des ennemis invisibles. Il faut que je prenne bien soin de cacher mon jeu. Je suis surprise de ma rouerie. J'en suis fière, avec en même temps un désagréable sentiment d'inutilité.
Sans préparation, je me suis dis : " Qu'est-ce que je fais là ? " Et j'ai eu envie de partir. Il me semble que je suis venue dans ce lieu là, pour une raison que je viens d'oublier. Maintenant il est trop tard, et je suis venue pour rien. Ce n'est pas mon genre. Jamais je n'avais ressenti pareille sensation. D'habitude, je sais toujours où je me trouve. Et pourquoi.
Ce matin, je suis au fond de l'église St Paul, presque sur le parvis. Dehors au soleil, derrière moi, Marseille défile, en foule de référendum, affairée, excitée, nerveuse et violente, comme à son accoutumée.
Je la sens bouger, Marseille la ville rouge, parlant de révolte de banlieue, de coups, de représailles à agents, de violence, mélangée à Marseille la bleue, rêvant devant sa mer, ses baigneurs insouciants, ses villas lumineuses.
Ou bien encore, Marseille la tricolore, rêvant de prévention, de bagarres contre la pauvreté. Je songe qu'une grenade dans une église est vite lancée. Je ne suis pas la seule sans doute. Les gens sont nerveux. Même dans une église.
Mon angoisse à moi est toute autre. De nouveau elle me saisit lorsque je repense à ce moment. Exprimer ma pensée est encore pire. Elle devient de l'horreur.
La clochette de l'élévation sonne. En même temps, les grandes cloches cuivrées battent comme pour l'Angélus.
Debout devant moi, un homme petit, brun, avec une veste bleue, chauve en épaisseur, et non par plaques, se gratte derrière l'oreille, un petit bouton blanc que j'aperçois parfaitement, si distinct et si grossi que je crois me le gratter moi-même.
Lui ne le voit pas et moi je peux observer le gonflement pâle. Je renifle son odeur de tabac froid. Proche de lui à le toucher, je m'imprègne de son apparence précise, heureuse de m'imaginer me réfugier dans cette enveloppe solide. Il est plus rassurant de penser être quelqu'un d'autre, plutôt que rien.
Le jeu amusant est tout de même un petit peu angoissant. Il ne faut pas que cela devienne envahissant. Je ne suis pas folle. Je sais que je ne suis pas cet homme en sombre, ou alors pas tout le temps. La gomme géante qui m'efface depuis ce matin, fait des vides que les autres personnes emplissent épisodiquement.
Heureusement, je sais bien que je suis une femme !
Je n'ai pas ces cheveux clairsemés qui laissent apparaître la peau du crâne rose, lisse et obscène, ni cet ongle en deuil, posé près de l'oreille. Je ne suis PAS ce type.
Pourtant quelque chose de terrible, me dit que je le suis. Je me gratte. Je vois le bouton devant moi avec MES yeux et en même temps, je me le gratte derrière la tête. C’est affolant !
Je sens sur moi, le tissu du complet trop chaud pour la saison. Dans ma poche, il y a un mouchoir bleu. Ou peut-être était-ce hier? Aujourd'hui c'est un mouchoir blanc. Enfin, peu importe. Je le sens. Je touche par la main de l'homme, le tissu doux, un peu froissé.
Brusquement, sans préparation, je suis devenue ce type. La réalité est là, évidente. Je me penche un peu. Et je vois très bien le lisse de l'épiderme tendu, planté de longs cheveux noirs, fins et espacés, qui flottent dans l'air chaud. En même temps, ces cheveux sont les miens. Je vois mon ongle noir pressant la pointe jaune.
Et je n'arrive plus à m'évader de l'homme ! Mon esprit se raccroche à moi !
EN VAIN.
Je ne parviens plus à m'échapper de cette cage humaine. Il me faut absolument reprendre des forces. Je dois me cacher encore plus. Je ne sais pas comment faire. Mais il y a urgence. Il le faut. Sinon, je vais rester enfouie pour toujours dans la peau d'un autre? Ce serait à hurler.
A côté de moi, une jeune fille me frôle avec son bras. Ce brusque contact me réveille un peu et me ramène une seconde dans mon propre corps. Les cloches se remettent à battre. Les chaises frottent de nouveau le sol. Pour oublier cet homme en bleu, je la regarde. Je vois un peigne doré prêt à glisser devant l'oreille.
La fille se balance au rythme de l'orgue électrique. Elle a des cheveux gras, bruns, relevés en chignon. Malheureusement, c'est encore avec les yeux de l'homme que je regarde ces hanches attirantes.
Je serre mes paupières avec force, car cela devient intolérable. Je voudrais me mettre en colère, ne pas pleurer. Je veux surtout éviter d'être ce type et moi à la fois.
Impossible ! Je regarde la fille avec les yeux de l'homme. Et je ressens l'impression qu'elle fait dans mon esprit masculin. J'ai envie de toucher ces hanches larges, de les presser contre moi, contre mon sexe d’homme. Je me sens plus lui, que moi. Je « suis » cet homme.
Et cependant, je sens que je suis aussi quelqu'un d'autre. Je suis « LUI et MOI » à la fois. Plus lui que moi. Plus lui… Il faut que je me ressaisisse. Que je redevienne moi.
Pour surnager, je chantonne un peu avec les autres. Je me pince le coude pour oublier l'épaisse nuque masculine. Je tire sur ma jupe. Je pose les yeux sur les têtes des anges des colonnades. Ma voisine se racle la gorge. Je contemple la ligne doucement renflée du cou et de la poitrine voilée par le tissu jaune.
J'évite désormais avec soin, de regarder la nuque de l'homme près de moi. La fille a un soupir. Elle s'appuie une seconde contre mon épaule. Elle a une jolie robe. J'en regarde la façon. La jupe a des plis, ou plutôt des sortes de volants, tout autour de la taille. C'est amusant de voir comment le tissu se fronce. Il fait chaud.
Je respire doucement à petits coups furtifs.
Enfin le personnage importun quitte mon esprit silencieusement. Pour qu'il disparaisse définitivement avec cet horrible malaise, il me suffit donc de lorgner encore un peu, là, aux alentours. L'essentiel est de regarder toujours la fille. Je la scrute avec tellement d'avidité que j'en ai honte. Le décolleté de son corsage est un cœur profond et un peu sale au bord.
Je vois très bien, comme avec une loupe la piqûre de la fermeture éclair. Je me vois mettre ce fil orange. Je me vois le placer sur la machine à coudre, le glisser dans les passants, puis autour des petites roues, contre les rouages. C'est moi qui ai fait cette robe orange.
ATTENTION ! VOILA QUE CELA RECOMMENCE. J'ai un petit hoquet. Il faut que je fasse « TRES » attention. Brusquement, il fait plus froid. Ce n'est pas moi qui ai fait cette robe. Je le sais bien. J'en ai peut-être fait d'autres qui y ressemblaient.
Mais pas celle-là. NON ! Je m'en souviendrais…. Je ne suis pas folle. Que vais-je imaginer?
Les cheveux ont un joli mouvement torsadé sur la nuque. Mais ce ne sont pas les miens. Mes cheveux à moi sont blonds, mousseux et secs. Cette chevelure là est trop grasse. Une mèche tombe. Il faut, ou la laver, ou lui faire subir un traitement. Je sais comment sont ces cheveux gras. Je les sens dans ma main. Ce matin, je les ai coiffés.
Puis j'ai fardé ces yeux marrons. Je vois comment l'œil de cette fille s'allonge sous le crayon, lorsque je le farde. Je l'ai fait moi-même en me levant. Je vois moi-même mon œil marron sous le trait. Je suis moi-même cette fille. Je sens le tissu rugueux du foulard rouge au ras du cou. La robe orange est sur moi.
Le paysage tourne dans le soleil. Les cloches bougonnent de nouveau comme un plat de mouches. Les bruits grimpent en chandelles. Eperdue je contemple mes mains suppliantes. J'écarquille les yeux de stupeur.