Charlotte, Samedi 02/07/2011, (la latence suite)
Charlotte, Samedi 02/07/2011, (la latence suite)
Je reste un long moment immobile. A la fin, je glisse un doigt à travers un trou du velours et fais tinter l'intérieur du fauteuil, en en grattant les ressorts avec un plaisir morbide. Mais j’ai terriblement peur en entendant le bruit que cela fait… qu'une autre main revienne écrire et m’ordonne encore de continuer.
La chaleur fait bourdonner les mouches. On entend quelque part dans la pièce, un bruit de machine à coudre emballée. Derrière le mur, des grincements effroyables, des cris affreux, orgies sanglantes, des hommes abattus, membres découpés, têtes tranchées que des rats traînent sur le sol… évoquent des scènes de torture.
Alors, désespérée, je me tiens enfin tranquille et, le cœur battant, je mets mon jupon sur mes yeux, comme lorsque j’étais une toute petite fille.
Lorsque le réveil sonne, impossible de dire si j’ai rêvé ou non.
Les images sont encore si nettes dans ma tête, que je décide, par commodité, que les rats ont bel et bien existés. La visite qu'ils m’ont rendue dans la nuit, est étrange… soit.
Toutefois, en y réfléchissant bien, elle ne l'est guère plus que les entrevues réalisées avec certaines individualités concrètes, que je considère comme faisant partie d'un univers normal, quoique non ordinaire.
Je pense notamment à cette vieille tante Agatha que l'on visite à chaque nouvel an. La curieuse personne, aux mains moites trop blanches, aux trop grandes prunelles brillantes, possède sous des combles étranges, des armoires inquiétantes remplies d'oiseaux empaillés.
Les faucons maltais, les éperviers déplumés, les lynx râpés, voisinent depuis des lustres avec les cervidés ongulés portant des appendices frontaux gigantesques. Rien ne me déprime autant, que cette évocation sinistre.
-- Il faut que je reprenne mes esprits. Ce qui m'arrive risque de m'entraîner dans un gouffre sans fond. Si je ne sais plus distinguer la réalité du rêve, je risque de déboucher sur la folie. Cela ne suffit donc pas que je m'efface? Il faudrait encore que je laisse partir ma tête dans l'imaginaire des malades mentaux? J'ai peur d'entrer maintenant dans une confusion totale pire que la mort!
Pour me maintenir coûte que coûte dans le réel, je vais m'appliquer à rester dans ma peau. Je me tortille sur mon lit en pensant fortement à mon corps, et je l'investis avec passion.
Tout à coup, une impression nouvelle de jambes lourdes, de fesses s'écrasant sur le matelas en formant deux grosses boules molles disposées de chaque côté d'un corps plein de nourriture et de désirs charnels, m'envahit.
Regardant mieux l'image que la vitre me renvoie, je découvre même une illusion de bajoues à la place de mes joues fines. De fortes hanches et des épaules presque adipeuses enveloppent mon mince squelette.
Autres formes, autres lieux, autres temps, je choisis alors un " SOI ", qui serait un « MOI » imposant, afin qu'enfin, un individu plus solide vienne en renfort du mien, pour me secourir.
Et tandis que j’y songe, cela « ARRIVE ». Je me dédouble ! ! ! L'aventure impossible se déroule facilement, et avec une facilité incroyable. Un délicat picotement se fait dans mon nez. La brume couvre mon œil. Puis d'autres pensées me viennent en plus des miennes.
Je découvre dans mon cerveau des images inconnues de moi, et qui seraient normales si j’étais cette autre chair gonflée, mollasse, aux larges cuissots flottants et blancs, aux seins lourds, tombants, ballottant sous une chemise crasseuse, frottant de leurs tétines rondes et larges un tissu rêche qui les fait saillir.
Le ventre large forme des plis sous la peau épaisse, donnant à l'ensemble l'aspect consistant d'un beurre grossier. Les amples plis pubiens s'écartent au dessous d'un bassin court et trapu.
La structure mentale est en accord. Les souvenirs sont chargés de luxures indigentes, de distractions vulgaires, de minables festins de pauvres, reconnaissables à leurs odeurs épicées de sauces huileuses pimentées.
Ils remontent dans ma bouche en relents écœurants. Pourtant, ils m’apportent en même temps, plénitude et épanouissement décalés.
Je ressens le contraire de tout ce que j’ai toujours connu. Je revois en flou le plaisir qui m'habitait lorsque l'admiration immense des étrangers s'exclamait devant ma merveilleuse beauté d'enfant, puis de femme.
Je traîne péniblement mes savates le long du corridor. Dans la salle de bains, les deux visages se superposent. La glace reflète la surprenante image de cheveux roux descendant en volutes volumineuses jusqu'aux épaules.
Ils se superposent aux mèches blondes et mousseuses qui sont les miennes. Des yeux noirs, étranges, étrangers même, bordés de khôl fixent mes prunelles vertes et bleues, emplies de sommeil et aussi d'étonnement angoissé.
En ouvrant le robinet de la baignoire, j’aperçois les deux silhouettes. La mienne a presque complètement disparu sous la forme pachydermique.
Le peignoir ouvert baille sur une chemise de mousseline pisseuse transparente. Les fronces placées en arrondi sous l'échancrure, sont couvertes de larges tâches poisseuses. On aperçoit, entre les jambes mal dessinées, l'ombre sombre du bas ventre dessinée sous des ondulations abdominales disgracieuses.
Derrière moi, un nouveau décor se dresse, venant en surimpression sur le précédent. Au lieu de la tablette luxueuse couverte de flacons, une cuvette de faïence ébréchée conserve une eau croupie et fétide.
Un bidet placé sur un socle de fer contient des linges douteux. A la place de la baignoire, se dresse en superposition, un lit défoncé recouvert de draps froissés.
Le coussin crotté dont un coin sort de la taie, une couverture sale aux coins pâlis, une table de nuit boiteuse garnie d'un vase fêlé, plein de matières fécales, la chaise couverte de vêtements déchirés, tout ça souligne la misère sordide de la pièce.
Cette malheureuse chambre enclose entre les murs d'une salle de bains raffinée, me donne deux images, deux sensations, deux analyses, puis une image, une sensation, et une analyse, contractées.
Les pieds enfoncés dans l'épais tapis de bains caché sous la carpette synthétique râpée, j’enlève la robe de chambre lie de vin, remonte ma chemise, pour entrer dans la baignoire.
Je l’entends se remplir d'eau chaude, sous le lit qui la cache. Il va falloir que ma jambe passe au travers du matelas pour rencontrer le liquide. Je n'ai plus qu'à poser le pied, là où logiquement il doit se trouver. Mes orteils traversent l'édredon imaginaire.
Et alors, je tombe brutalement dans le bain, en renversant les flacons de cristal posés sur la tablette de porcelaine. Je me coupe les coudes et les poignets… mais ce sont les coudes et les poignets de « MES » véritables bras, ceux dont je me sert habituellement.
Je sais que je pourrai le vérifier plus tard, sur mon enveloppe corporelle habituelle et normale. On s'affole à l'étage en dessous.
-- Que se passe-t-il?
-- Non, non. Tout va bien. Ne vous inquiétez pas. J'ai fait tomber mon parfum.
En réalité, personne ne s'inquiète vraiment. Ce n'est qu'un bris de vaisselle sans plus d'importance. En effet, il n'y a pas, après tout, de quoi s'affoler.
SEULEMENT c’est MOI QUI M'AFFOLE. OUI. JE M’AFFOLE VRAIMENT. ET IL N'Y A QUE MOI A M’AFFOLER…. EVIDEMMENT.
-- Mais n’est-il pas vrai que la formule exacte est : « N’est pas vrai ce qui est vrai. Est vrai ce qu’on croit ». Cette phrase rassurante m’endort. Je n’ai plus qu’à me recoucher.
En me réveillant, la sensation de roulis a disparue. J’ai regardé avec étonnement la cabine de bateau dans laquelle je croyais dormir. Je me sentais lourde, nauséeuse. La chambre présentait le même aspect que d'habitude.
-- Je vais réagir. Mais je me parle à moi-même, sans y croire.
Je me traîne alors péniblement jusqu'à la salle de bains. Une impression de lassitude désabusée qui m'empêche de me mouvoir facilement, m'envahit. Devant la glace, je m'aperçois que ma peau est striée de légères zébrures. Entre ces sillons, des sillons plus petits, comme des points enfoncés par les têtes de centaines d'aiguilles, forment des marques blanches.
Sur le haut du front, un moucheron se pose et fonce par soubresauts saccadés vers le refuge embroussaillé d'une futaie de cheveux. Il faut, oui il « FAUT » que je le saisisse rapidement entre le pouce et l'index.
J’ai horreur de voir des bêtes se glisser dans des endroits qui pourraient leur servir de refuge, afin d'envisager en toute quiétude, une attaque assurée, une fois leurs forces retrouvées.
J’avais fait preuve, l'année précédente, d'un soit-disant beau courage, en tuant sur le pas de la porte fenêtre du salon de la maison de famille, en Ardèche, une vipère de quarante huit centimètres, au moins!
La bête se chauffait au soleil, dans l'encadrement de bois de la porte. Un peu en retrait du seuil, la tête dressée, éblouie par la lumière, elle se tenait prête à se faufiler dans la maison.
L'évocation brutale de toutes les futures recherches infructueuses, faites à tâtons pour retrouver l'animal sous les meubles, m’avait donné le courage de le massacrer. Lorsque la pelle avait trouvé l'épine dorsale de la vipère, la joie sadique que j’eus à m'acharner, frappant à vingt reprises, venait de cette pensée terrible :
-- Elle est là, sous le tranchant acéré à mort. Je n'aurai pas à la chercher pendant des jours, en vain peut-être, avec la menace de sa langue fourchue nous guettant du dessous d’un divan.
Pourtant, je n'aime pas occire. Supprimer quelque animal que ce soit, assassiner, bousiller, crever, liquider, zigouiller, abattre, étouffer, étrangler, noyer, empoisonner, exécuter, bref anéantir une vie, si petite soit-elle, m'écœure. J’en avais été malade pendant trois jours.
Là, ce matin, lorsque je prends le moucheron entre les doigts, je cherche à ne pas le blesser. J’ai ce même désir, toujours présent, de ne pas effacer un être vivant, même humble. Mais la bestiole s'écrase et j’en ressens un dégoût immonde.
Or, voilà que pour la première fois, je réalise que ce n'est pas la suppression de la vie qui me dégoûte, mais la simple impression que je suis en train de broyer des boyaux, des yeux, une chair visqueuse et molle.
-- C'est dégoûtant! Ces choses vivantes et écœurantes qui sortent en bruissant, d’un recoin sombre, me donnent envie de vomir. Ces chairs, ces viscères qui s'écrasent m'horrifient.
-- On m'avait tellement appris que les organismes vivants étaient si beaux, si respectables que j'avais été obligée de m'inventer de nobles sentiments, pour me déguiser à moi-même mon rejet, sous peine d'accepter la condamnation des autres à mon égard.
Je regarde sur mes doigts, la traînée jaune et marron que le pauvre moucheron crache par le bas ventre. Je me sens comme écrasée par le poids de cette révélation s'ajoutant aux évènements de la nuit…. Dans la glace, mon visage est atrocement pâle. J’essaye de mettre des mots sur mon désarroi.
-- Mathieu est reparti pour Paris. Nous nous sommes disputés. Je peux dire plutôt que la dispute s'est faite à sens unique. Je l'ai laissé dire et faire ce qu'il voulait. J'avais l'impression que ce terrible déchaînement ne me concernait pas.
Voilà pourquoi je me sens si mal. Un peu de dépression c'est tout. A part ça, je suis normale bien sûr, et enfin ouf ! Ce qui, depuis huit jours, n'a pas toujours été le cas.
Un bref regard dans la glace de l'armoire à pharmacie, me confirme la récupération de mon aspect habituel. J’y vois des joues rosées, des cheveux blonds scintillants. Tout est prêt pour une journée tout à fait « BANALE » !
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