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Lisbeth. 7 Février 2009. Minuit.
Lisbeth. 7 Février 2009. Minuit.
Puisque je n’ai pas sommeil, tant qu’à faire, je continue mon blog. J’ai envie de parler de mon cher petit cousin Nickie. Je me souviens de toutes ses confidences intimes. Depuis mon départ de la Provence, nous ne nous voyons plus. Je l’aimais beaucoup. Je me reconnais un petit peu dans ses multiples angoisses.
Par contre, complètement à l’opposé de moi, il est envahi d’une timidité maladive qui transforme sa vie en cauchemar. Je me souviens de l’épisode de ses dix sept ans, qu’il m’avait décrit en détail. Je vais essayer, ici, de le décrire.
On est en Juillet 95, à Marseille. Le train siffle. Les portières se ferment. Tout le monde détale sur le quai. Les gens se bousculent, mais Nicky lui, ne court pas. Lentement, son sac « pur-porc » à la main, il cherche les wagons de première. Le train s'ébranle. Il est monté juste à temps. Et sans se départir de son calme, il se dirige vers son compartiment. Pour l’instant, tout va bien.
Pour lui, rien n'est plus rassurant que le chemin de fer. Pas de surprise. On connaît les heures d'arrivée et de départ. On peut se détendre, lire, se dégourdir les jambes dans le couloir. Il s'installe soigneusement à la place coin-fenêtre, sens de la marche, qu'il a réservée depuis quinze jours.
En s'asseyant, il bouscule légèrement sa voisine de droite, une dame très âgée. Très gêné, il se retourne sans s'excuser vers le paysage extérieur. Derrière ses lunettes, on aperçoit son regard de recul habituel, presque de supériorité. Un snob fade et stupide, voilà à quoi il ressemble. Il le sait. C'est plus fort que lui. Il ne peut s'empêcher de se barricader dans sa tour d'ivoire de timidité.
Ses titres universitaires brillent en auréole au dessus de sa tête. Il récolte les brevets, recueille les félicitations des jurys, les médailles, les prix, les premières places des concours, avec le même air compassé, pontifiant. Ce qui fait que tout le monde le croit pédant et prétentieux.
En face de lui, un vieux militaire pérore. La façon obséquieuse avec laquelle il lui répond laisse croire qu'il partage complètement ses opinions. Pourtant la politique le hérisse. Une seule chose l'intéresse pour l'instant : Le moment de son arrivée à Cataplasme Plage. C’est le surnom donné par ses cousins, à la maisons des Glycines.
Droit, le regard fixe, la main sur la poignée de son luxueux sac en « vrai cochon », il attend, en jetant fréquemment un oeil sur sa montre pour être sûr que son train n’a pas de retard.
Il sait déjà qu'il sera chahuté, dès le départ, pour son complet-veston qu'il n'a pas eu le temps de changer avant de partir. Il entend déjà les huées que son acné galopante et ses diplômes beurre frais vont soulever. Malgré cela, il guette avec impatience les deux arbres géants annonçant la gare. Les moqueries de ses cousins lui réchauffent déjà le coeur.
De son oeil myope de taupe, fasciné, il va les regarder pendant des heures, jongler en assauts de quolibets à son égard. Il est béat de bonheur, mais cela ne se voit pas. Ses cousins sont les seuls à faire vraiment attention à lui. Ses parents l'effrayent. Ses grands-parents ont dominé son enfance. Ses professeurs le terrorisent.
Il n'est heureux qu'aux Glycines. Là, imperturbable, muré dans son mutisme de timide, il vit pendant ses deux mois d'été, une existence parfaite. Il peut alors se laisser aller à ses Sensations de Sensitif-Réceptif Préférentiel, selon le diagnostic de sa cousine Bess.
Le train émet un son aigu avant d'entrer en gare. Nicky surpris dans sa rêverie inhabituelle, se précipite sur ses deux énormes valises coincées dans le filet. Avec panique, il les sort péniblement dans le couloir. Par la vitre, il aperçoit déjà Roseline en robe rose et couronne de laurier qui secoue un bouquet de fleurs. Une banderole agitée par le vent, clame en lettres écarlates :
" Bienvenue à notre international génie familial ".
Une main correctrice a remplacé le mot de génie par celui de " CON ", en noir et en caractères gothiques. Et une autre plus imaginative a ajouté une caricature de parties génitales atrophiées. Des instruments de musique divers, et même incongrus, offrent un concert cacophonique. Georges, Alexis et Fred, grimés en maffiosis siciliens à pattes et à cicatrices, sans pantalon, mais en veston-cravate, attendent immobiles, le voyageur sous le château d'eau.
Fred chante un cantique habillé en curé. Alice enceinte de quinze-vingt mois ou plus, agite des fleurs d'oranger au dessus de sa robe de mariée gonflée de coussins. Ils ont mis le paquet cette fois-ci.
Des larmes d'émotion mouillent les yeux de Nicky. La locomotive stoppe juste devant l'urinoir. La foule bariolée des cousins, se rue sur la poignée de la portière qui a l'air de résister. Nick a beau la tourner dans tous les sens, il ne parvient pas à l'ouvrir.
Il commence à soupçonner les autres de la coincer du dehors par pure plaisanterie. Le remue-ménage l'empèche de voir clairement la manoeuvre. Un seul fait urgent le tracasse. Le train va repartir et ces imbéciles bloquent la porte. Il a beau agiter la main, crier à travers le carreau, ses cousins font semblant de ne rien voir.
Deux précieuses minutes sont déjà passées. Nicky glacé de transpiration se rue sur la porte opposée et descend in extrémis ses trois paquets sur la voie, une seconde avant que la machine ne se remette en route. Il attend dans la poussière que le convoi passe lentement, avec la trouille qu'une autre rame venant en sens inverse ne passe sur son corps et ravage son équipement.
Lorsque le chemin est libre, il aperçoit sur l'autre quai, la troupe joyeuse qui donne une aubade à un ivrogne nommé Barbanègre. Pendant ce temps, les filles, Marie - Jo en tête, distribuent leurs guirlandes de fleurs aux passants. Le temps de prendre le passage souterrain et tout le monde a disparu.
Son sac coincé sous un bras, une grosse valise dans chaque main, Nicky s'engage sur la route.
Très vite il se met à transpirer dans son costume sombre, ses chaussures lui font très mal. Au bout de dix minutes, une charrette de légumes le prend en pitié. Le conducteur jette le luxueux barda sur un tas de carottes et il doit courir après pour ne pas le perdre de vue.
Arrivé à la maison tout essoufflé, il ne trouve personne. Il range ses affaires dans sa chambre, avec soin, comme à son ordinaire. Il se change. Met des espadrilles et une chemisette propre. Il hésite à aller se baigner seul et se décide à retourner vers le village pour retrouver les autres.
Brusquement, en contournant le portail, il tombe sur la troupe entière qui s'exclame de surprise à sa vue. Al lui envoie une bourrade de taille à lui casser l'omoplate. Alice et Claude le pincent partout, pour voir s'il n'a pas engraissé. Francis lui crie dans les oreilles à lui briser les tympans :
-- Où étais-tu donc passé? On te croyait parti au diable ! Seule Bess, occupée à gronder Fred pour avoir coincé la portière du wagon, ne le regarde pas. Ils l'entraînent dans la bicoque de la falaise réservée à leurs ébats et à leurs affaires de plage, pour porter un toast en son honneur. Ils ont préparé dans l'après-midi un curieux cocktail violet à son intention.
Des verres vides traînant un peu partout montrent qu'ils l'ont copieusement essayé. En cherchant bien, Bess lui déniche une petite goutte de mixture qu'elle allonge d'eau et de sirop de menthe.
Sans plus s'occuper de lui, tout le monde s'est mis à chanter. Il va s'asseoir sur le bahut, son verre poisseux à la main. La banderole de bienvenue flotte sur la pelouse, disputée par deux chiens pelés. Alexis lui tend un vieux mégot qu'il lui subtilise comme d'habitude avant même qu'il ait eu le temps de réussir à l'allumer. Ulla au piano fredonne le cher vieux " Bon retour parmi nous ", qu'ils reprennent tous en chœur.
Nick muet, sait qu'au dernier couplet, ils le porteront en triomphe, la tête en bas.
Ils la lui racleront sans douceur sur les cailloux du chemin de la plage, avant de le jeter à l'eau tout habillé. Emu, il ferme les yeux dans cette attente. Sans le montrer, il est follement heureux une fois de plus, d'être avec ceux qu'il aime par dessus tout et qui le croient bourré de prétention envers la terre entière, alors que ce n'est que d'amour.
Il n’y a pas qu’aux Glycines que la vie de Nickie est chaotique pour lui. On se souviendra longtemps encore, de ses dernières aventures, avec son nouveau voisin Aldo, le garagiste. Cela s’est passé le jour où ce dernier a pété les plombs. Une fois de plus...
Mais cette fois-ci gravement. Pourtant rien ne laissait présager un événement plus violent que d’habitude.
Il est dix neuf heures. Des cris éclatent dans l'immeuble que Nickie a investi récemment. Le chien féroce d’Aldo est sorti une fois de plus de l’appartement du premier. Il aime hanter la cour du gardien. Celui-ci se trouve en ce moment même, au sous-sol, devant la cave 47, en train de travailler sur son vélo.
Son maître, Aldo, cherche sauvagement son animal. La cristallisation de son état dévastateur préférentiel, le maintient en un perpétuel bouillonnement. Il ne songe ni à la tendresse, ni à la poésie, ni à la bagatelle, SURTOUT en ce moment. Il VEUT son chien et son dîner. Il les réclame simultanément à sa femme Flossie, en lui jetant au passage des regards haineux parfaitement réalistes.
Marié depuis quinze ans, rapportant sa paye régulièrement à la fin du mois, ce qui entre parenthèses n'est déjà pas si mal par ces temps de chômage exponentiel, il ne faut pas trop lui en demander. Douceur, politesse, respect et pourquoi pas, par dessus le marché, sexualité débordante, intelligence, imagination? Ce n'est pas un surhomme.
Surtout quand il n'y a rien à manger et qu'il est presque vingt heures.
Il s'étrangle, s'égosille, s'émulsionne. Des glaviots se manifestent. Il ne fait pas bon rester devant. Il trépigne, vous crache du postillon. La bave lui coule du menton. Il insulte, vitupère, lâche du tonitruant. Il savait que ça finirait mal. Qu'il irait se faire téter les yeux. Il est trop bon, voyez la rime. Les bordels de merde plein les ratiches, il saute à pieds joints sur le balcon à s'en faire péter la veine du cul, criant qu'on ne l'y reprendrait plus, apostrophant la terre entière, celle de ces petits salauds d'ordures, plus puants que cacas mortels.
OUI ! Il ne sait plus ce qu'il dit. Il voit rouge. La grossièreté sainement lui secoue les tripes.
Elle vous saute à la face, vous saisit, vous malaxe dans une boue d'immondices, un torrent qui fait crever les digues, emporte tout sur son passage, remontant des tréfonds du gros intestin, venant vous éructer au visage. C'est Moïse cassant ses tables de la Loi en faisant exploser ses bretelles.
De son petit studio, Nickie n'en perd pas une miette. Il est surpris. Aux premières loges grâce à son « IAP » qui enregistre tout avec des micros installés sur le balcon du premier, il se régale. Il l'a sur grand écran, son exemple de Destructeur, son cobaye ravageur, son Pessimiste-Destructif type, placé en troisième position sur sa Courbe de Dynamisme… Les voisins catiminisent. On ne sait pas si c'est après le chien qu’Aldo en a, ou après sa pauvre femme... Ou encore, si c'est après le concierge, l'ascenseur, les poubelles, que les anathèmes se déversent.
Aldo, une fois déclenché, pédale dans la choucroute. Le forcené est alors en plein état d'anarchie par abus de compression dévastatrice. Le moteur s'emballe. Les rouages tournent à vide. C'est la crise. Le bruit monte à l'aigu. La grande machine tressaute.
Elle veut aller plus loin, dépasser ses limites, s'autosurpasser, se transcendavancer, puissance transcendance, réussir la gageure, l'impossible pari, l'inavouable aveu de tout anéantir. Il s'affole dans sa tête. Rejoint le jamais vu, par oeil de Cyclope bouché de naissance. Il crie son impuissance devant tant de dégâts. C’est un perfectionniste, dans son genre.
Ce serait bien à la limite, s'il s'arrêtait là. Seulement il a sa faille. Il veut toujours aller plus loin, encore plus loin, jusqu'à en finir. Ailleurs l'herbe est plus verte. Il faut boire ET conduire.
Bonjour l’horreur.
Il exagère. Il touche la barrière du cervelet. Il est pris à la gorge par la précarité de son état.
La facticité de son pouvoir de déstructuration, l’état secondaire du primaire, la surprenante création-puissance de la démolition, l’étouffe.
Dans cette pénible position actuelle, il en arrive à la sensation de ses limites pessimistes, au bord du naufrage. Il le devine, voudrait y tomber. Il ne peut pas. Il est en descente vertigineuse. Il dégringole la pente descendante de sa Courbe de Dynamisme, prêt à plonger dans le vide pour arriver plus vite en bas.
Mais la force centrifuge de sa désescalade l'en empêche. Gribouille, il veut sauter dans la rivière pour éviter la pluie, mourir pour cesser d'attendre la mort. NENNI ! IL NE PEUT PAS ! Il hurle sa défaite de ne pouvoir atteinte la défaite. Il gueule comme un veau. Il en veut au monde pourri qui le prive de la lutte finale. Il VEUT manger, car il est l’heure….
Bon, c’est vrai, il n'a pas encore faim…. Oui. Mais s'il voulait manger? Il n'aurait RIEN, parce que la bouffe n'est pas prête. Donc il anticipe la catastrophe et en fait profiter tout le quartier. Il en appelle au ciel, l'insulte. Sort un poing de dix tonnes et le monte jusqu'à l'étoile du berger.
La rue entière fait des paris sur la provenance de l'orage. Un ours qui se serait fait prendre la queue dans l'ascenseur? Un éléphant coincé dans le sous-sol ? La télévision qui déraille en plein débat politique entre la droite et la gauche? Dieu qui s'énerve par le tuyau d'aération?
Finalement l'interrogatif s'éclaire. Chacun reconnaît Aldo, l'affreux primate du second, qu'il ne faut pas pousser beaucoup pour qu'il traite la demoiselle d'à /côté de vieille morue et le bourgeois du dessus d'enculé. C'est lui. Pas de doute.
On reconnaît la fréquence, la sésure, la respiration, la montée rythmique. C'est un vrai poète des bas fonds. On peut le dire. Un dernier lyrique maudit pas écoutable.
Que peut-on faire pour le zapper ? Rien… à moins de se bourrer les oreilles d'ouate thermogène et de partir en Colombie antipodique »
Aldo est en ce moment même, bloqué au sommet de sa dévastation, dans une cristalisation supéractive de l'Instant. Il voudrait en terminer avec une explosion pour se calmer et arriver dans la Latence du bas de la Courbe. Il pourrait alors terminer la rétrogression de sa Personnalité excessive.
C'est un type infect. D'accord ! Tout le monde vous le dira. Même lui. Ce sont ses titres de noblesse, sa fierté. Oui, il est abject, phallo-sado-parano-macho « ET » raciste. Il trouve que ça lui fait gagner du temps Il est lui-même sa propre catastrophe ambulante, venant juste de passer de sa phase
Création en une phase Destruction. Nickie est admiratif devant cette entité complète.
C'est un personnage tout à fait convaincant… se complaisant dans la démolition. Il est à lui tout seul une centrale d'épuration, une révolution permanente consciente. Il n'a pas le temps de procréer qu'il salit son fœtus et le piétine, ayant à peine souvenir de l'avorton.
Pour lui, rien n'est plus fascinant que la Destruction. Il représente Don Juan à la puissance impossible, salissant sa conquête chérie. C'est Nietzche ne préfigurant pas encore la fin du monde et son avènement à la séquence suivante. Il est le deuxième temps du moteur à explosion.
Il nie. Il dénie. Il lamente. Il se ronge le foie. Il prométhéise. Il démissionne en votant. Il concasse l'urne. Il la dissout dans son venin. Il vous couvre de pipi, vous chasse. Il méprise... Il bave du crapaud. Il se met à l'oeil l'éclat du miroir du diable, par lequel tout semble laid et le casse en force au passage. Il parle avec son lance-pierre, sa fronde, son lance-flamme, sa pompe gelée. Il s'autoperversiodestructive.
Il ne téléphone que pour gueuler ou vous emprunter de l'argent. Cette fois-ci, c'est pour se plaindre à Nicky… son voisin d'à côté… le cousin de Bess, qui n'y peut rien. Il hurle par dessus la séparation commune du balcon. Les explications sont confuses. C’est quoi ? Il a trouvé un cadavre dans le placard de la cuisine en cherchant des conserves pour remplacer le dîner manquant…. C’est pas rien ! Il faut l'entendre. On ne l'écoute jamais. D'abord des cafards, puis des crottes de rats. Ce réduit immonde sert vraiment de poubelle. Il ne laissera plus les clefs sous le paillasson. Le ton monte.
On dialogue par les fenêtres de l'immeuble. Le téléphone sert de métronome. Aldo est plus pénible que d'habitude, c'est à dire de plus en plus égal à lui-même.
Par lassitude, Nick acquiesce et répond par dessus la balustrade. Le Tortionnaire en profite pour prendre l'avantage en se curant le nez jusqu'à la quatrième phalange. Poliment Nicky essaye de s'intéresser à la situation.
-- Un cadavre de quoi cette fois?
-- D'un être humain mâle, nu jusqu'à la ceinture, avec un bras coupé et le tatouage d'une ancre marine sur la poitrine.
Non, Nickie n’y croit pas. Aldo exagère ! Il veut faire peur au concierge?
-- Et où est le bras? Questionne le jeune homme.
Aldo ne sait pas. Il part en week-end pour un entraînement avec les C.B.Commands. La course du printemps n'est pas si loin. Les machines ne seront jamais prêtes à temps, si on doit s'arrêter à des détails de cadavre. Surtout inconnu.. Que quelqu'un d'autre s'en occupe.
Par exemple Nicky qui n'a rien à faire justement. Enfin c'est Aldo qui le dit. Nicky n'a qu'à appeler la police. Nicky au contraire a beaucoup à faire. Qui le dit? Nicky précisément et il est le premier au courant.
Après tout, Flossie, la femme d'Aldo dit la Frappe… suggère, dans cet instant précis de sa vie précaire… suggère que la police qui n'a que ça à faire…
Aldo se fout de la police. Il part à la campagne ce soir s'entraîner pour la Course du Printemps, avec Thomas et Alain, ses voisins d'en face, et copains d'enfance, l'un n'empêchant pas l'autre. Leurs voiturettes non homologuées et motorisées au jus de betterave sont déjà dans le camion qui attend dans la cour, tous fanions dehors.
Et ça, croyez-moi, CELA a de l'envergure. Vous pensez si les cadavres le laissent froid. Il n'est rentré chez lui que pour dîner, prendre sa femme au passage, et fermer le gaz par précaution.
Il aurait tout aussi bien pu partir directement de l'atelier qui se trouve au fond de l'impasse, pour retrouver les autres à la sortie de la ville. Sa voiture est prête, sa valise dedans. Son B.Command est dans la remorque. S'il prévient l'immeuble, c'est par charité, pour l'odeur. Le placard de la cuisine n'embaume déjà pas l'hiver, alors l'été… et avec un cadavre ! Par pure bonté, il rend service.
Cela suffit.
Nicky, beau jeune homme pâle et tragique, grand, brun, que l’on dit intelligent, timide, humble, sans ressemblance avec sa cousine Bess, se trouve hélas, présentement sur le balcon. Il ne s'intéresse intensément qu’à son propre cas. Doit-il jouir de l'inattendu se déroulant hors de sa volonté? Ou libérer ses tensions latentes de parano, situé en Appréhension-Sensitive-Réceptive, par un effort surhumain de refus?
Incapable de prendre une décision, Nickie en profite pour se ronger les ongles jusqu'à l'os et plonger dans le vide par l'échelle de secours. On devine une tête exsangue disparaître dans le lierre, happée, sucée, engloutie par les feuilles complices et dormantes. Pendant ce temps là, Aldo continue à crier en vain, sans soupçonner la lâche disparition de son interlocuteur.
Du fond de la cour, la concierge vient aux nouvelles. Peut-on lui dire ce qui se passe, sans la forcer à hisser jusqu'au deuxième, ses quatre vingt dix kilos de mauvaise graisse, même par bonds de vingt centimètres?
On la laisse crier. Ce qu'elle prononce devient irrécupérable. Les gargouillis s'emmêlent dans les volubilis pelés qui vrillent autour des gouttières. A force de dialogues de balcons en balcons, le quartier entier est au courant. Nickie, en « pusillanime introverti modèle », a réussi le tour de force, de s’évaporer totalement dans la rue.
En Machine Sensitive et Autonome parfaite, « XY », son IAP, a enregistré au moment de la fuite, le chuchotement de répulsion de son propriétaire : Nicky en personne. Elle arrive aussitôt à en analyser son angoisse. C'est un fragile. Elle l'avait immédiatement repéré au moment de l'installation que Bess avait réalisée, lors d'un bref séjour commun pendant les vacances sur le Faron.
Elle le lui avait signifié illico en pensant que l'information pourrait lui servir un jour. On atoujours trop tendance à se fier à sa famille. Et surtout, il ne faut pas compter sur le réalisme d'un Sensitif-Réceptif. Voilà le conseil. Bess qui n'en a jamais eu cure, va le regretter maintenant, mais elle ne le sait pas encore.
Elle, la machine « I.A.P. »,elle aimerait bien se méfier de tout. Mais elle ne le peut pas, puisqu'elle n’est que le reflet de sa trop confiante créatrice.
C'est vrai. L'amour de Nick pour ses cousins est trop fort. Cela l'empêche de raisonner tout à fait rationnellement. Ses actions en deviennent souvent incohérentes, mais toujours fidèles.
Bess se souvient d’une autre confidence que son cousin lui aurait faite lorsqu’ils avaient douze ans. Celui-ci avait voulu porter au beau-frère de leur tante, le fascicule sur le langage que la petite fille venait de mettre au point. Le personnage en question, grand professeur, travaillant sur la communication dans le plus grand hôpital de Marseille, avait bien voulu le recevoir pour voir de quoi il s’agissait.
Le garçon Est arrivé en avance. On l’a dirigé vers le cabinet de consultation.
On l’a fait asseoir dans le couloir, devant le bureau du professeur. L’ambiance n’est pas bonne. Il en ressent une gêne presque physique.
Comme un choc dans l'oeil. Seulement ce n'est pas ça. Même la musique douceâtre n'arrive pas à l'atténuer. Des gens sont assis dans les fauteuils en bois, tout le long du couloir. Il n'a pas peur puisqu'il n'est pas malade. Mais devant les autres que l'on amène dans des fauteuils roulants, il essaye de ne pas montrer sa bonne mine. La plupart des handicapés n'ont que des impossibilités à vivre, la bouche tordue, la difficulté à prononcer, à penser.
-- Je n'aurai pas dû arriver en avance, se dit Nicky. Lorsque l'on n'est pas fou, mais seulement comme dit Bess, juste en état de SENSITIF - RECEPTIF aigu, le corridor d'attente chez le médecin des fous est terrible.
-- Monsieur Hilman. L'homme en blanc a une voix qui fait tressauter. Monsieur Hilman, nous allons travailler au magnétophone ce matin.
Nick regarde qui est Hilman. Ce n'est pas beau. Il en souffre pour lui. Deux infirmiers poussent cet Hilman contre le mur pour le faire entrer dans la petite pièce. Cela veut dire que les jambes ne répondent pas. Une tordue, l'autre plus petite. Mais il entre finalement. On l'entend " TRAVAILLER ". Il prononce : GRA, GRE, d’une voix rauque. Nickie voit presque quasiment les syllabes se dessiner telles des petites boules sautillantes, sur le papier peint du mur d’en face : « Ouverture, fermeture… »
Nick a mal de prononcer par le nez avec Hilman : « GRA, GRE ».
Lui Nickie, n'est pas malade. Il vient pour expliquer son cas. C'est plutôt un cadeau en quelque sorte ? Mais il faut y aller doucement pour que le Professeur veuille bien l'accepter. Qui se souvient des cadeaux refusés, jetés à la tête, piétinés.
Il faut avoir vu cela. Les gens n'aiment pas qu'on leur offre. De quel droit? Et c'est vrai ça.
Il aurait presque mieux valu venir en malade. Il le regrette même. Arriver avec une offre, c'est trop difficile. Pourvu, non pas qu'on la lui refuse, ni même qu'on les jette dehors tous les deux, l'offre et lui... Non, pourvu seulement qu'il puisse dire au Docteur en Chef, « comment » est l'offrande. Il va faire des " GRA, GRE ". Il le sait. Alors que s’il était arrivé en schizophrène, par exemple, ou même en simple dépressif, le médecin aurait été obligé de l’entendre, même sans recommandation de sa tante…
Des fusées au dessus des allers et retours des malades, vous pouvez être sûr, qu'il y en a partout dans ces cas là. Même malgré l'infirmière qui grogne : " Ce n'est pas votre tour", il en invente, les fait partir en feu d'artifice pour se décrisper, et croire que tout va bien et tout. Ce n'est pas que cela aille mal pour l'instant. Non. Le problème vise le futur. Les fusées clignotantes sont là, devant ses yeux, pour éclater en légères bulles rassurantes :
-- Bien sûr. Tout ira bien. Elles parlent au présent, pour le futur, en décalage, avec tendresse. Est- ce assez convaincant? Il regarde son pied de travers qu'une dame genre docteur a repoussé sous le banc. Le soulier dépasse encore, un peu incongru. Il compte jusqu'à trois, en respirant fortement, pour oublier les cris. Il y en a beaucoup, qui déferlent dans le secteur.
En face de lui, un homme à tête de chien et une femme sans cheveu, ont fait partir ses chandelles scintillantes avec leurs grimaces. Il reste dans la pénombre à penser que ce qu'il pense, les têtes de chiens copiées sur celles du journal qu'il a dans la main, et tout le reste, sont peut-être des blagues plus sinistres qu'il n'y paraît. Bref, il cherche à penser qu'il ne pense pas. C'est tout. Il a le droit de voir des têtes de chien. Dans la tête. Point. C'est même légal.
Nicky pense fortement à l'histoire que Bess raconte tout le temps : -- Un individu, nommé Kevin, par exemple, affirme qu'il est à Tokio, bien que tout concoure à lui " démontrer " qu'il est à New-York. Son entourage, la vue sur Manhattan, la Statue de la Liberté, etc, sont des preuves irréfutables. Peut-on alors le considérer comme fou, si on sait qu'il est bien à Tokio? Ou même à New -York d'ailleurs?
Alors, logiquement, le fait qu'il soit bien à Tokio, ou non, peut-il encore être considéré comme valable? Et le terme de fou, ne pouvant pas plus lui être appliqué que celui de normal, va être remplacé par quoi? Comment devra donc, par ailleurs, être désigné, un individu enterré dans une obsession?
Bref, s’il n’y a plus de norme, sur quoi se baser pour qualifier le normal ?
En effet, Kevin a beau voir par la fenêtre le paysage américain, de la Statue de la Liberté, il n’y croit pas, puisqu’il est « sûr » d’être à Tokio. Peut-être veut-on le tromper ? On lui a collé sur la vitre, une photo de Manhattan. Peut-on dire pour cela qu’il est fou ?
Nickie se perd en conjecture. Que pensent les personnes agitées qui, assises dans le couloir, l’entourent ? Pour lui, elles semblent atteintes dans leur intégrité cérébrale.
Mais elles, comment se sentent-elles ? Normales ? Peut-être un peu déboussolées, mais normales quand même ?
Attention, c’est à son tour de passer. Il y a d’abord, maintenant une petite cérémonie d'apaisement. Le Professeur-Médecin, très blouse blanchissante, est là enfin. Nick dit " enfin " sans savoir si c'est mieux ou moins bien? Il réalise maintenant que ce n'est pas si bien, peut-être même mauvais. C'est trop. Or, dans le doute, suivant la formule consacrée, quand ce n'est pas bien, moins il y en a, mieux c'est.
Petit ballet autour de la porte. Il a compris - cru, que le Professeur s'effaçait pour le laisser passer. Eh bien non ! Pas du tout. Placage. Enfin, c'est dit. Ils se sont débloquées. Il ne sait pas bien, si c'est lui, ou l'autre qui a gagné. Déjà l'idée de victoire n'est pas bonne. Lorsque l'on pense à un vainqueur, on fait reculer l'amour de quelques mètres.
L'oeil du Professeur s'enfonce dans l'obscurité de son antre. C'est un oeil " Je te tiens, tu me tiens par la barbichette ". Un peu du genre " Que puis-je faire maintenant pour vous, pauvre chose mollement inconsistante? " Ce serait fameux si ses fusées revenaient pour chanter et danser, comme toutes les eaux « pétillantes » des pubs de la télé. Plus il avance cette proposition, plus elle s'avère folle. Il peut la remiser. Bien sûr….
Alors, avant le possible désastre, une rapide toilette de diversion, se fait de part et d'autre. Nicky, qui est vraiment " LUI " à l'intérieur, touche ses cheveux avec un gracieux sourire, qui sentirait presque la mort, s'il le lui autorisait.
L'autre, le Professeur, Autrui, disons le sans peur… si on peut… tapote du bout des doigts le dessus de son bureau. Nickie ne le voit pas bien, trop occupé à se regarder, avec les deux yeux qui lui restent retournés vers le dedans. Mais il n'en a pas besoin. Il entend. Le Professeur EPOUSSETTE.
Ah! Dieu ! Le moment des gra-gre. Il respire à fond pour les dire très bien, la gorge toute en tire-bouchon, les sons remontés par le nez. Quel beau gragrotement.
Il en est fier. Le Grand Maitre Psychologue, se penche pour dire : " Plait-il? " Il se penche seulement. Il ne le dit pas. Il reste muet. Il ne dit rien, sauf :
-- Ce n'est pas mon langage. A part ça, rien.
Il y a des rues mouillées. Et pourquoi puisqu'il ne pleut pas? Il y a des graffitis sur les murs du bureau et sur l'eau du canal. Alors l'idée de l'eau sauve tout. Droite, plate, un peu bombée au milieu, elle défile entre ses bords rigides, en une image rassurante solidement ancrée de ci et là, dans la lumière mélangée au noir des tunnels.
Le Directeur a posé son front sur sa main. Il lit soigneusement les notes sur les « Appréhensions Sensitives spécifiques Préférentielles » qui définissent Nick. Elles ont été consignées sur un cahier, en tant que recherche. C’est ce que Bess a présenté cette année dans son Mémoire et qui a été contresignée par son Maître de Stage particulier. Cela parle de son IA/P, et de l'ouverture d'une Logique Universelle de Rigueur. C'est nouveau, ésotérique même. C'est donc bien un cadeau.
Nicky voit dans la vitre de la fenêtre, son image courbée en point d'interrogation. « Lui-Moi »,, c’est-à-dire : Lui et en même temps un lui qui se sent être son Moi, se tient face à l'interlocuteur, qui est Lui-Autrui normalement.
Mais pas Hilman, n'est-ce pas?
Et il a froid. Ils se regardent. Là, Lui-Garçon, se rend compte qu'il s'est trompé. Maintenant le Docteur-blouse blanche, si vous voyez ce que je veux dire, bien que réellement en costume comme on en met pour ce genre d'entrevue, complet classique plus veston et un vrai " trois-pièces - cravate " ne dit rien sauf, pensant peut-être à cet établissement, ce fameux « CENTRE du LANGAGE » ", qu'il dirige… qui rejette tout langage qui n'est pas LUI, et particulièrement celui des « Raisonnements Instantiels, non Dualistes et Aristotéliciens » :
-- Ce n’est « PAS » mon LANGAGE.__