L\\\'Enfant qui venait du futur

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Fred. 01. 01. 2010. 18 heures.

Euromarktinteractive, le seul journal européen trimestriel sur l'Art et la Culture. (en 15 langues).

Fred. 01. 01. 2010. 18 heures.

 

 

La nuit est en train de tomber. Derrière les grandes baies vitrées de la maisonnette de Lisbeth, l'obscurité fait glisser sous les arbres des striures zébrées.

Le feu de la cheminée brûle toujours de plus belle. Il fait si froid que des filaments de nuages viennent frôler le sommet des arbres. Passionné par ce que j'étais en train de lire, je ne faisais plus du tout attention à ce qui se passait autour de moi.

-- Fred ! Tu m'entends, Fred ?

La voix de Lisbeth me sort de ma lecture.

-- Je t'ai préparé une tisane comme celle de Granie. Avec du pain, du beurre et du miel. Oh dis donc, tu as déjà lu tout ça ? Il est presque dix huit heures… Tu sais que dans deux heures, les autres arrivent. Toute l'équipe va débarquer !

J'ai cru rêver. Dix huit heures déjà ! J'avais donc passé plus de cinq heures à lire les cent premières pages des notes de Bess. Je n'en revenais pas. Ma surprise venait surtout de ses révélations. Dans notre enfance, j'avais eu l'habitude de l'entendre parler de toutes ces années de l'an 300, pendant lesquelles elle avait vécu en tant que petit garçon. Elle nous décrivait cette Cité coupée du monde, mais en complète harmonie avec elle-même. Cependant, jamais elle ne nous avait plongés dans les détails de cette existence improbable.

Par contre, les façons de penser non dualistes qu'elle nous serinai, à tous moments, faisaient désormais quelque part, partie intégrante de moi-même. C'est un peu pour ça que le métier de journaliste m'avait attiré. Bessie m'avait rendu curieux de tout ce qui façonne l'être humain et ses pensées. Et surtout de tout ce qui concerne son avenir.

Je me souviens de sa phrase fétiche : « Ce n'est pas en changeant de façon de vivre, que nous changerons de manière de penser. C'est en changeant de manière de penser, que nous pourrons transformer notre manière de vivre ».

Les souvenirs me reviennent en foule. A tel point que je me revois à l'âge de quinze ans.. Je repense aux expériences que mes copains et moi, faisions en classe.

Je revois, comme si j'y étais, les notes que je prenais à l'époque, sur les raisonnements parallèles… entre autres.

Les gens veulent fuir à tout prix, tout ce qui n'est pas dans leurs programmes. Vous savez, je parle de ces sortes de personnes qui pensent en deux dimensions de préférence… leur foutu doublon de bi dimension, qu'ils vous collent entre les gencives. Et là le verbe coller, est parfait.

Toute la journée, on les voit penser : « C'est vrai ? On a UNE dimension ». Ils ajoutent : « C'est faux ? Cela fait deux dimensions ». Et puis voilà, c'est tout. Je me souviens qu'au collège, ils employaient tous ce truc-là, et rien d'autre… grincements de dents compris. Cela me faisait rire, à la longue.

A l'époque j'avais un chien qui s'appelait Slim. Même lui ne comprenait que le dualisme.

Mais pour un chien, c'est normal…. Il faisait pourtant semblant de faire un gros effort de compréhension, gentil et tout… Mais on voyait bien dans son oeil qu'il flippait.

Il bougeait au pif. Il allait au hasard. Quand on lui disait : « Ici ! », ou « Non ! »… encore ça allait. Dès qu'il entendait le mot connu, même au milieu d'une phrase, par exemple : « Viens tout de suite, par « ICI… au pied, couché…», il fonçait, joyeux. Il se disait, plus j'y vais vite, plus vite ils voient que ça y est, j'ai pigé.

Cela compensait pour toutes les autres fois où il lançait la patte à droite, à gauche, sans bien savoir ce qu'on attendait de lui. Nous n'étions, pour sa pauvre cervelle canine, que des sémaphores gueulards, rien de plus.

Le pauvre… Il me faisait penser aux enfants perdus devant les grandes personnes et leurs commandements souvent totalement incompréhensibles. Les adultes croient qu'avec deux dimensions sans aucune autre alternative, ils peuvent être bien tranquilles, avec des garde-fous solides et dormir sur leurs deux oreilles.

C'est tout juste s'ils ne se sentent pas confortablement installés dedans, comme dans un petit fauteuil d'infirme.

Avec mon meilleur copain, Antoine, nous ne parlions que de ces choses-là… de toutes les inventions de Lisbeth, si drôles pour nous, mais pas pour les autres. On faisait surtout ça, pour énerver les parents et les professeurs. Ils ne connaissaient que cette base, et rien de plus : « C'est beau, c'est laid », « c'est bien, c'est mal », « c'est plus, c'est moins », etc.

Comme pour le chien, c'était un langage clair pour eux. Evidemment, c'est tellement plus simple à vivre. Alors le reste, les petits trucs, qui sont « non-pour », sans être « contre », ils ne savaient plus quoi en faire. Ils préféraient les ignorer… Surtout en politique.

Mais cela fait des cotes mal taillées du diable.

On se promenait, type Antoine et moi, avec les poches bourrées de bouts de ficelles, de vis sans pas, ou sans pointe, d'impondérables quantités négligeables d'objets, débordant par tous les bords et surtout de papiers couverts de tests cherchant à préciser la pensée. Ces sortes d'hiéroglyphes, rendaient fous tous les adultes de plus de quinze ans. Et en particulier le Dirlo.

Le prof de dessin, encore ça allait. Petite, jolie et pas vieille… Un seul détail, elle ne savait pas dessiner. On le lui disait. Mais pas trop. Parce que tout de suite, son regard rentrait en dedans, comme avalé. Il fallait le lui extraire avec une fourchette à escargots. Mec Antoine et moi, on était volontaires pour ça. Lui, particulièrement. Il adorait extraire les regards. Surtout si ce n'était pas lui l'enfouisseur.

Au collège, il y avait une bande de fossoyeurs, grenouilles de flippers, gratte-merde, et autres jeux pas possibles, inintéressants… Antoine et moi, on les ignorait, eux et leurs « enfouissages », leurs fameuses « anti-non- dimensions » qu'ils pensaient géniales. Inutile de chercher à leur expliquer que contre et anti, c'est pareil, au même titre que « pro et pour ».

Comme dit Bess, quand quelqu'un comprend, ce n'est pas la peine de parler, et quand il ne comprend pas ? Ce n'est pas la peine de parler, non plus. Il ne comprendra jamais.

On a eu un moment de gloire au Lycée, avec les chiens morts. Pour voir, tout de go, si la tête du partenaire est en deux dimensions ou non, il n'y a qu'à lui poser une simple question :

-- Quelle est… Oui, parce que c'est une question, et il ne faut pas oublier de le souligner… Donc, quelle est la formule la plus éloignée de la phrase : « Tous les chiens sont morts ? »

Vous pouvez parier tous vos boutons de culotte d'un seul coup, que n'importe quel pecquenot qui se prend pour un « Monsieur je sais tout », vous répondra :

-- Aucun chien n'est mort. Ou encore : Tous les chiens sont vivants.

C'est évident.

Et bien non, si vous dites ça, c'est foutu. Parce que la phrase la plus  éloignée de : « Tous les chiens sont morts », doit être : « Tous les chiens ne sont pas morts ».

Pourquoi ? Parce que ce choix comprend : « Tous les chiens sont morts, sauf un », /puis « Tous les chiens sont morts sauf deux », puis sauf trois, quatre, tous, jusqu'à ce que « DONC », ils soient tous vivants. Là c'est bon.

Alors que si vous répondez : « Aucun chien n'est mort », cette réponse irréfléchie n'est qu'une petite partie de la proposition : « Tous ne sont pas morts, sauf… combien ? ». Vous suivez ? C'est quand même facile ! Vous faites exprès ou quoi ?

Nous en étions arrivés, à tellement parler de chiens morts, que nos conversations ressemblaient à des cimetières. Finalement, à force de voir ces chiens se coucher pour se relever un par un… tout le monde… les pions, les copains, les relations ne pouvaient plus nous supporter.

Pendant six mois, pas un seul camarade, de quelque classe que ce soit, n'osait nous regarder dans les yeux, sans frémir de dégoût.

Je me souviens pourtant, que c'était excitant ! Presque autant que de jouer à la mauvaise odeur… Oui, c'est un jeu, la « mauvaise odeur », qui est tellement « pas bien », que c'est « bien » en même temps… Le matin, tu te mets la tête sous le drap, au moment d'une mauvaise odeur. Tu pars en vrille, tout de suite… chiottes de trains à l'aube, fromages campagnesques, remugles de soldats deuxième classe, en campagne depuis quinze jours…

Si on veut en faire profiter le voisin, on agite les toiles. L'effluve se répand, ça ne loupe pas. Trois secondes après, l'autre, la figure sous l'oreiller gueule avec une lassitude de réveil désabusé :

-- Ah non ! Merde, ça pue ! T'as la boillasse décomposée ou quoi ?

Eh ! Dis donc, ça se sert avec un masque à gaz, ces trucs-là !

Celui qui officie rit à s'en étouffer. Mais pas les autres. C'est ça le pied.

Même chose pour les ratiches pas lavées :

-- Tourne-toi pour causer, mec. T'as l'trou du cul derrière la bouche, parole ! Et voici, en raccourci pour les initiés : Tu l'as derrière la gueule…

Mais, quelques fois, ça peut servir le coup de l'haleine au goût sauvage jetée droit dans le pif. Vous allez voir comment.

Il y en avait un du genre en question, un interne logé dans la chambre d'àcôté, et qui résistait à toute insinuation de cette sorte. Les dents pour lui, c'était sacré. Fallait pas y toucher pour tout l'or du monde… surtout avec la brosse.

Les autres l'appelaient Purodor. Moi, je prenais bien soin de lui dire :

-- Strafor… Oui, il s'appelait Strafor parce qu'il était anglais de souche… Remarque bien que je t'appelle Strafor, et c'est pas faute de manque d'autre adjectif… mais un mec qui a une infirmité, faut pas lui « faire sentir », qu'il faut pas qu'il le « fasse sentir » de trop… Si tu vois ce que je veux dire… sans jeu de mot ?

Une fois, il m'a mis son poing dans la figure. Il pensait sans doute, que l'odeur suffisait pas….

N'empêche, que ça m'a donné une idée pour la petite soeur de Bess. C'est là que Purodor et sa fierté vis à vis de son haleine, m'a inspiré. La petite Nounouche nous colle tout le temps, à Marseille, à la Bastide, sur le Faron… que c'est pas possible :

-- Et je veux jouer avec toi, et fais-moi jouer guilledi, guilledou, et gnigni et gnagna…

Alors, je lui ai dit qu'on va jouer à la mauvaise odeur. Elle a adoré ça. Elle arrive près des gens, nous, les autres, tout le monde… en courant, l'air extasié, pour nous regarder nous boucher le nez et fuir en criant : « Pouah ! Mais, qu'est-ce que c'est que cette mauvaise odeur ? Qui c'est qui pue comme ça ? Vous sentez ? C'est horrible !

L'enfant est ra – vie ! C'est ELLE la mauvaise odeur. La vedette quoi ! Et nous on n'a pas à jouer avec elle, puisqu'on joue avec elle à la fuir. Et ça nous fout la paix un max. Ce fut un tel succès que Bess l'a mise en scène dans la pièce de théâtre que l'on jouait tous les ans, dans la grange, pour Noël devant la quarantaine de parents et d'amis.

« Tous » les spectateurs adoraient cette situation de la mise en scène de « l'Emmerdeur fier de l'être ».

Pour en revenir à l'Internet… un matin… des mois après les hostilités de démarrage « mort de chiens », tout a recommencé. Oui, c'est toujours comme ça qu'ils se réveillent là-haut dans les sphères dirigeantes… quand tout est fini… Le Dirlo nous a fait venir dans son bureau dictatorial, tous les deux, Mec Antoine et moi, pour nous demander ce qu'était cette histoire de « chiens morts » qui se répandait dans tout le collège.

On ne peut pas jouer avec un Dirlo. Il se met tout de suite les doigts en vrille et les plaisanteries dans le filet, avec les bagages. Si c'est pas logique, c'est parce que c'est illogique. C'est ce que lui avait dit le prof de philo. Mais les chiens sont toujours là pour montrer que ce n'est pas si simple. Les gens croient toujours qu'ils pourront résoudre facilement le rébus.

Comme pour l'histoire des deux boules blanches et des trois boules rouges. Aventure qui d'ailleurs, n'est simple que pour un esprit tordu. Ceci dit en passant. Jugez-en tout simplement vousmême grâce à la suite du romancé.

Une fois dans le bureau dictatorial, avec directement les yeux dans les yeux du patron, on lui a dit que les chiens morts découlaient des problèmes des boules rouges et blanches. La suite de l'explication était nébuleuse. Voilà ce qu'on lui a raconté :

-- L'allégorie a démarré, quelque part dans l'antiquité.

A cette époque-là, il se trouvait un Roi tout puissant qui avait une fille belle comme le jour et tout. C'est la formule consacrée. A sa nubilité, il veut à tout prix la caser. Mais pas à n'importe qui. Ni à n'importe quel prix. Ou à n'importe quel boudin. Alors, il fait passer une petite annonce :

-- Fille de roi à marier, bons antécédents, demande de « références, tir à l'arc, tournois, sauts à cheval, rencontres sur lice avec lance et tout le touti - quanti exigé ».

Les bonshommes arrivaient de partout. Joutes, galopades, fêtes. Cela dure des semaines. A la longue, il ne reste plus que trois fabuleux prétendants qu'on n'arrive pas à départager. A savoir : le fils d'un Prince, celui d'un banquier richissime et le fils de n'importe quoi, un simple petit ramoneur.

Le Directeur voyait déjà la feinte, ça crevait les yeux : « C'est le dernier qui va gagner. » Et bien oui, y avait de l'idée. Mais il faut voir pourquoi. Donc la suite :

Le Roi les fait venir et leur dit :

-- Voici un sac dans lequel il y a trois boules rouges et deux boules blanches. Sur la tête de chacun d'entre vous, on va poser une seule boule.

Vous pourrez voir celles qui sont sur les têtes des deux autres, mais pas celle qui est sur la vôtre. Celui qui annonce la couleur de « SA » boule, avant ses concurrents, aura la main de ma fille.

Le premier des protagonistes, le fils du Prince, regarde les deux autres et ne dit rien. Vous parlez comme ça cogitait. La fumée lui sortait « presque » des oreilles. Le second, le fils du Banquier, rouge, congestionné, regarde les deux autres et ne dit rien. Suspense… C'est alors que le troisième, le petit ramoneur, voyant que le premier ne dit rien et que le deuxième ne dit rien, s'écrie avec force :

-- J'ai une boule rouge sur la tête !

Pourquoi ? Enfin, je veux dire, comment avait-il trouvé ?

Alors là, maintenant, je vais vous laisser chercher. Et surtout que c'est facile, en n'importe quelle dimension, même en deuxième… Parce que c'est logique basique… Enfin, je dis une bêtise, parce que « justement », la logique basique, on ne connaît pas ça, au vingtième siècle. Pas plus qu'auparavant d'ailleurs… La preuve ?

C'est ce qu'on a dit au Directeur. Il nous regardait la haine dans les yeux, à mort… les boules rouges au travers de la glotte, les naseaux pincés sur une envie de gerber un plein sac de « quarante millions de petits cons ». Nous nous haïssions aux tripes.

Après cela, il ne nous a plus loupés. La moindre bricole, crac, consignés. Ils sont vicieux, ces mecs-là ! Surtout ceux qui jouent au paternalisme parce que fils de vieux conards politiques en vue.

On en avait un dans la classe du dessus, beau gosse, hâlé, bronzé, musclé, le blanc des yeux brillant, sautillant sur ses petites jambes : hop, hop, je saute et j'allonge. Le coup des mômes de quatre ans. Mais avec nous, les fortes têtes, il nous renvoyait des sourires, des mouvements de labiales, des moues de propositions, lourdes de pensées délétères.

Il sous-entendait : « D'accord, p'tits gars, vous avez pas de torse, vous avez pas de muscle, vous avez pas plus de bronzage qu'un bidet, mais vous voulez causer ? Alors, moi Garnecoque, (un nom de microbe, comme fait exprès), je suis là pour un coup. Parce que je suis vot' pote et qu'on peut causer d'égal… C'est ça l'amitié, la communauté, la récupération..

Or, ce type-là là, c'était tout pour nous, sauf notre pote. J'peux vous le dire.

Et quand à ce qui est de nous récupérer, je ne dis pas que ça n'arrivera pas un jour… Tout peut arriver… Surtout si on ajoute à la formule, pour l'élargir : « peutêtre pas ».

Mais avec Garnecoque, plutôt se coltiner tout ce qui se termine en coque, ou en phys, comme avec ces putains de saloperies de virus, que de lui serrer seulement la main en pensée.

A chaque récréation, il nous taraudait, sous prétexte qu'il savait « TOUT » sur les boules rouges et blanches. A la fin, histoire de le faire flipper, on avait pris l'habitude de lui parler des « Processus de Pensée ». Il gobait n'importe quoi. On lui expliquait onctueusement :

-- Et crois-moi, Garnecoque, c'est notoire ce truc là. BHL est en train de préparer une émission à la TV là-dessus. On va démontrer que depuis des millénaires, l'homme vit en deux dimensions. Alors que lui, le pauvre australopithèque de mes deux, il « croit » qu'il vit en trois dimensions.

Quand on lui dit :

-- Qu'est-ce que c'est la troisième dimension ? Il répond à tous les coups : C'est la hauteur.

-- Et la hauteur, par rapport à quoi, dites-nous ? Il répond que c'est la hauteur par rapport à ses pieds. La hauteur d'une chaise, d'une maison, d'un nuage… Toujours par rapport au sol. On est scotché sur le gravier.

Pendant quelques minutes, lorsqu'Armstrong a marché sur la Lune, on a su ce qu'était le flottement dans les trois dimensions de l'apesanteur. Mais ça n'a pas duré. On a vite reprit l'idée de la hauteur.

Sauf pour une planète. Là, on dit : « distance ». Distance du Soleil à la Terre.

C'est l'attraction terrestre qui veut ça. On a les pieds collés au sol. On est comme le rat plat, dessiné sur une feuille de papier en « DEUX » dimensions. Les bords de la feuille, c'est l'horizon. On se déplace sur le plan, Et ta « teuté », Garnecoque, c'est pas grand-chose quand elle pense en deux dimensions comme tes pieds, comme ton oeil. Hein ? Tu crois pas ?

-- Mon œil, reprenait Garnecoque très sérieux… (ça passe à la télé, déconnons pas, les gars), il voit les volumes, c'est clair… Qu'est-ce que vous pensez de ça, les fortiches ?

-- Oh, nous ce qu'on en dit… On répète, c'est tout.

-- Par exemple, reprenait Mec Antoine, si tu avais un œil à facettes, comme l'abeille, tu pourrais voir comme dans un appareil photo dernière génération les choses en arrondi. Seulement, avec ton bête d'œil normal, tu vois des figures bêtement plates, pour lesquelles les distances sont des bath de constructions que tu as appris… ou qu'on t'a appris à voir.

Le truc est petit ? Alors il est loin. Il est gros, donc il est près. C'est rond ?

Donc ça tourne sur soi, et tu es obligé de passer derrière pour savoir comment c'est fait en entier. Alors, tu dois prendre de nouvelles photos à plat, que tu rajoutes une à une dans ta p'tite tête, pour former la statue de la Liberté.

La preuve ? C'est qu'avec les trompes l'œil, tu te goures. Si on te dessine une route, dans un désert, plus large à l'horizon qu'à tes pieds, tu sauras plus où tu en es. Tu deviendrais fou. Tu t'accrocherais au chameau, en pleurant de détresse totale…

Garnecoque s'énervait. Il croyait qu'on lui reprochait une tare physique, spécialement grave et réservée à « lui » seul. Une tare spécifique, s'pas ? On s'amusait à le consoler.

-- Mais t'en fais pas. Nous aussi, on voit à plat. Seulement on prend des cours. On commence déjà à penser en trois dimensions.

Naturellement, il voulait s'inscrire avec les quatre ou cinq fans qu'il traînait toujours derrière lui. Nous, on faisait des mystères. Il n'y avait plus de place… Il faut s'inscrire à l'avance… Le prochain cycle est déjà entamé…. Etc. En vain. Ah, j'te jure, y en a qui manque pas d'air. Moi, j'oserais pas.

Pour en finir, on lui a dit qu'on leur donnerait les cours nous-mêmes, à condition qu'ils nous ravitaillent en cigarettes. Les cours commençaient le lendemain et on avait déjà huit inscrits. Mon pote Antoine et moi, on cherchait des excuses pour tout annuler. Même pour des cigarettes, ça valait pas le coup.

Avec des types « qui s'y croient », on ne peut rien faire de drôle. C'est du pareil au même avec Jane, la fiancée que j'avais à l'époque. Enfin, le mot « fiancé », c'est elle qui le prononçait. Sans hésitation pour le mariage rétro, le mariage coincé, le mariage entre quatre planches. Ce n'est pas vraiment la bague au doigt…

C'est pire.

Elle me promenait par la main, comme chien à la laisse. J'étais obligé de lui cacher toutes les autres filles que je rencontrais par-ci, par-là, au hasard de ma vie aléatoire. Un mardi, je parlais avec Helen, une chic fille, assez moche. Mais Jane ne s'arrête pas à des détails. Elle fonce tout de suite :

-- C'est elle ou moi. Ecrit en banderoles dans le ciel. Quand j'ai demandé à Mec Antoine, ce qu'il pensait de tout ça, il m'a répondu :

-- J'suis vert. C'est une bonne réponse. Je l'aurai faite moi-même.

Voulez-vous connaître la suite ? Et bien, mes doux agneaux jolis, les cours, les fameux cours donnés par nous, ont « EU LIEU » !! Et croyez-moi, si vous voulez : « ILS ONT DU SUCCES » ! ! !

Je crois que les types venaient surtout pour nous insulter et se débarrasser de tous les ingrédients qu'ils mettent habituellement dans leurs poubelles, et éventuellement dans leurs fonds de poche en attendant d'en trouver une… de poubelle. Les vieilles tomates, les fruits murs, les épluchures quelconques voltigeaient rapidement de ça et là.

Les arguments les suivaient ou les précédaient. C'était très houleux.

Jusqu'au moment où un projectile atteignait « vraiment » quelqu'un. Là quand je dis « vraiment », cela signifie : dans l'oeil, ou dans son amour propre.

A cet instant, le signal de la bagarre générale était avancé et tout le monde s'empoignait de part et d'autre pendant un certain temps, que le Dirlo mettait à profit pour envoyer une escouade d'appariteurs musclés, chargés de nous inviter à mettre de l'ordre, à nettoyer et à passer au Conseil de Discipline.

Je ne sais pas pourquoi, la Direction ne nous retirait pas l'autorisation d'utiliser la salle pour nos cours. D'accord, nous y avions droit, on nous l'avait accordée. Mais la présence de Garnecoque, chéri des dieux et des bureaux du premier étage, n'était pas une garantie suffisante de sérieux.

Je pense, peut-être, comme dans une sorte de « je subodore avec préscience flottante », « qu'ILS » cherchaient, grâce à des espions reconnus notoires et premiers inscrits aux réunions de philo « non philosophiques », à saisir et donc réprimer, toute nouvelle invention subversive, dans son entier.

Le Directeur du lieu, faisait comme Fouchet, sinistre ministre de Louis XIV, qui laissait les complots se développer, pour pouvoir coiffer, d'un seul coup de filet, tous les grains de la grenade, seulement quand ils étaient mûrs, et rassemblés pour l'éclatement final.

Le thème d'un des cours les plus fameux restés dans les mémoires, avait traité du développement des « œufs ». Justement, et heureusement d'ailleurs, les types inscris, prévenus trop tard du sujet, n'en avaient pas apportés. Garnecoque était allé au tableau.

Et d'un seul coup d'un seul, l'histoire des « œufs », le déchaîna… Nous lui avions confié notre manuscrit, et ne voilà-t-il pas qu'il s'était mis en tête de tout recopier pour un certain beau-frère à lui, qui s'intéressait à notre cas. Enfin, celui de Bess.

Type Antoine et moi, ignorions que nous avions un cas. Et cela ne nous tracassa pas. Mais, cela n'en resta pas là. Beau-frère Garnecoque nous envoyait des billets et annotations que nous ne cherchions même pas à comprendre. Soi-disant et d'après lui, notre style de pensée correspondait tout à fait aux méthodes mathématiques les plus avancées, appelées « Maths floues », et la suite.

Je ne sais pas où ils allaient chercher tout ça, mais avec Garne et compagnie, ça galopait dans tous les sens. Ils voulaient organiser des réunions chez un matheux de leurs amis. Antoine a accepté, à condition que ce soit des assemblées style « rencontres costumées, avec musiques branchées du neuf/trois, et tisanes calmantes ».

En réalité, Toine n'est pas fou de ce genre d'exhibitions. Et moi non plus d'ailleurs. S'il rajoutait des précisions et des exigences, c'était simplement pour stopper les emballements fous des Garnecoquiens.

Mais c'était dur, très très dur… Car les nouveaux venus adoraient nos élucubrations, particulièrement, en ce qui concernait les oeufs. Ce truc tout bête décrivait des raisonnements qui comparent les oeufs à des « instants ». Et viceversa…

Ou comme on veut.

C'est tout simple : Qu'est-ce qu'un instant ? C'est un tout, fermé et plein comme un œuf. Tu vis un instant, crac tu le casses et tu attaques l'oeuf suivant, qui est l'instant d'après. Sauf que, bien sûr, naturellement, tu ne les casses par tout à fait dans un ordre chronologique… C'est ça qui agace les esprits conservateurs.

En fin de rouleau et pour être tout à fait lumineux, cela revient à dire que c'est comme si ta conscience était une omelette discontinue. Un coup tu penses. Un coup tu dis que c'est pas vrai. Un coup tu flottes, paf… Et tu recommences.

Moi, je n'ai pas de problème avec ça. C'est évident. Je m'entraîne depuis l'enfance, grâce à Bessie. C'est ce que j'avais expliqué à Palot, le type qui couchait dans la chambre à côté de la nôtre.

Un mec chiant. Le genre de gars avec qui l'on ne peut rien faire. Il était tellement odieux, qu'il ronflait même tout éveillé. Pour te faire chier. Je n'en dirai pas plus. Je serai encore capable de perdre patience.

Palot était le bras droit de Garnecoque, son premier couteau, en quelque sorte. Il écoutait nos super-explications avec exemples techniques, éthiques, ethnologiques, éthyliques, en se curant le nez jusqu'au cerveau, et en regardant le produit de ses extractions avec intérêt.

On voyait qu'il comprenait le gros de l'histoire. Seulement, justement, ce qu'il faut savoir dans ce cas-là, c'est que le principal est dans l'impondérable, l'infini gracieux, le grain de sable imprévisible. Pas dans le visible. Tu mords le topo, coco ?

Explications : « Tu crois que tu es heureux ? Et tu t'aperçois, dix minutes, ou dix ans après, que tu t'es trompé. Tu avais une fausse faim, due à un ulcère… Tu te bourrais le mou, pour te faire croire que tu étais heureux… Ou encore, tu trempes ta main dans l'eau glacée et tu crois qu'elle te brûle… Mais tu dormais, faisais… un rêve… tu t'étais drogué… tu regardais un film… Ou autre chose.

Alors ? Que va-t-il se passer si tu ne peux plus te fier à rien ? Si tes sens te trompent, si ton imagination te trahit ? Si toi-même tu ne sais plus où tu en es ? Qu'est-ce que tu en penses ? Tu es bien attrapé ? Hein ?

Tu vas dire « tant pis », et mettre ton mouchoir par dessus ? Ou alors te mettre illico dans les bras des faux/vrais dieux, avec le bandeau de la foi, bien serré sur tes deux paupières ? Ou passer ton temps à flotter entre deux eaux, en attendant d'entrer à l'asile psychiatrique…Où d'ailleurs ta place est déjà retenue ?

Mais il y a encore d'autres fuites que tous ces trucs : le rêve, la déprime, la suprême défense de l'autruche la tête dans le sable, le voyage, la drogue qu'elle soit chimique, cérébrale, intellectuelle, basée sur le devoir, la famille, le travail, la patrie…

ces trucs qui vont toujours ensemble, plus tous les titoums bordéliques, de l'etc.. Il y a aussi…

Bah, ce serait trop long à vous expliquer.

Reprenons tout à zéro : Que te reste-t-il, si tu cours au cul de la réalité… et qu'elle te fuit ? Rien. L'instant présent peut-être ? Même pas. Il te reste juste la contraction d'un instant, juste la croyance en la réalité de cette contraction d'instant.

Peu importe que tu sois endormi, drogué simplement, ou que tu le penses.

L'essentiel n'est pas ce qui est vrai, c'est ce que tu crois. N'est pas vrai ce qui est vrai, est vrai ce qu'on croit. N'est pas beau ce qui est beau… est beau ce qu'on aime, ou ce que l'on nous fait aimer.

Seul Lapalisse a raison : « Un quart d'heure avant sa mort, il était encore en vie ». Pas d'importance si ce que tu penses est vrai ou faux. Ce qui EST vrai, c'est que tu le penses. Donc, seul ce que tu ressens est vrai. Je « sens que c'est », donc « c'est ». Après, tu te dis : « Je me suis trompé ». Cela ne veut pas dire que tu t'es trompé, cela veut seulement dire que tu crois… tu sens… tu sais.. que tu t'es trompé. Rien d'autre.

Peut-être que c'est maintenant que tu te trompes et que dans dix minutes, ou dix ans, tu vas te « rendre compte » que tu te trompais en disant que tu t'étais trompé, et… toute la sauce à la suite, je veux. Vous comprenez ?

Alors les « œufs » !

On va dire qu'il y en a un, en particulier, qui a une coquille poreuse, faite avec les « tabous-mères », ce que l'on appelle les tabous de tabous. Parce qu'en réalité, les tabous n'existent pas, n'est-ce pas ? Puisqu'ils se sont cassés tout à l'heure, avec l'œuf… On suit ?

Les trous laissent passer la frange en orbite, qui gravite autour de l'œuf.

Celle-ci est formée de ce que les psys nomment « l'inconscient/subconscient »… cette chose fragile qui n'existe pas… Puisqu'elle est détruite à chaque « instant œuf ». La frange ? C'est seulement ce qui ne passera pas par les trous du gruyère et sera gardé à l'extérieur de l'œuf.

J'adore cette histoire d'œufs. Enfin, au moment de mes études, j'en raffolai.

Et je dois avouer que depuis dix ans, je n'y pense plus du tout. A l'époque, nous en parlions tout le temps… avec Bess, et même sans elle, avec les potes et Antoine. Les esprits cartésiens devenaient bredins. Parce que maintenant, je me souviens de la suite qui n'est pas triste.

En effet, ce n'est « QUE » ce qui traverse la coquille de l'oeuf, pour entrer dedans, qui va faire partie de « l'instant – réalité » présent, en se précipitant vers le centre. A l'instant où le noyau et ce qui l'entoure, se resserre, se rapproche, se noue… toi qui vit cet instant, tu sens, tu vibres avec cette réalité. Même si tu rêves, que tu te trompes, et que tu ne te rends compte que plus tard qu'elle était fausse... Mais dans la seconde, on ne se plante jamais par rapport à soi. Car l'on n'a que le critère que l'on se crée.

La tromperie, la culpabilité et la honte, ne sont réels que par rapport à des critères extérieurs imposés par autrui et « acceptés », c'est-à-dire créés par soi. Dès que l'on SENT la réalité en l'instant, on se voit « sentir ». Et ce rôle de spectateur détruit le rôle de l'acteur. Lorsque « l'œuf » se désintègre, l'explosion disperse les éléments dans le cosmos, plus loin, toujours plus loin.

En s'éloignant, ils perdent de leur vitesse. Ils hésitent. Ils flottent. Ils ralentissent, s'arrêtent.

Et, pendant un moment de latence, il ne se passe plus rien. On se retrouve dans un état d'immaturité totale, comme au moment de la conception du monde et de l'homme.

Puis lentement, les éléments reviennent vers « un » centre, pour reformer un noyau d'œuf, avec une coquille poreuse, et une frange qui cherche à viser dans les trous de l'immense roulette, pour pénétrer, et vouloir faire partie de l'instant suivant.

Mais ce que ce grand céoéne – pantoufle de Palot n'a jamais compris, c'est que les éléments ne reviennent pas seulement vers « un » centre, mais vers « plusieurs » centres. Ils vont donc former plusieurs oeufs, chaque oeuf formant lui même d'autres œufs.

Et si tu as beaucoup d'imagination qui te fait voyager, c'est par milliers que tu dégages des œufs, à « chaque » instant ! ! Ouaouah… et vers un seul œuf, le « principal ».

Quand on dessinait ça sur le tableau de la salle d'études, cela formait des œufs de toutes les couleurs. Mec Antoine et moi, on laissait Garnecoque griffonner comme un fou des montagnes d'œufs, devant sa bande de fanas.

Au bout de cinq minutes, on se glissait à quatre pattes derrière le derrière des zouaves fascinés, en faisant semblant de chercher délicatement un papier imaginaire... jusqu'à la sortie. Avant que les boules puantes ne commencent à faire leur apparition.

Un soir d'orage, les poches bourrées de cigarettes dont nous ne savions que faire… nous avions cessé de fumer depuis un mois… nous nous sommes tirés définitivement de là. Et alors, qu'est-ce qu'on a trouvé à l'arrêt du bus ? Jane, bras dessus, bras dessous, avec un petit singe à lunettes, affligé d'un monstrueux strabisme. Et en plus, a dit Antoine : Il louche !

Tout de suite, avant quoi que ce soit, et peut-être même « avant » cet avant, Jane a baissé la tête et a boudé, fossettes repliées. C'est ces genres de truc, je veux dire le singe à lunettes, plus les fossettes, qui conditionnent chez un sujet fragile comme moi, tout un circuit fermé de stimuli en chaînes, débouchant sur une sensation immonde.

C'est une impression qui démarre chez autrui, enfin chez l'autre, c'est-à-dire chez tout le monde et presque toujours, une vision de dégueli. Chez toi, non. Enfin je parle du « toi », si vous voyez ce que je veux dire, qui est « moi ».

Finalement, on est tous allés au cinéma. Petit binocle, on l'a découvert au moment où il a insisté pour payer les places, est ce fameux Talqui, le fort en thème et fils du milliardaire qui a acheté le terrain de courses.

Car, il faut le savoir, nous avons un génie au collège : physicien, mathématicien, et tout, plus fort que les profs… C'est qui ? C'est Talqui ! On se demande ce qu'il fait ici, en tant qu'étudiant ?

Et il a fallu que Jane l'emballe ! C'est quand même quelque chose que cette fille-là ! Elle est folle de strabisme ou quoi ? Et savez-vous ce qu'elle nous a trouvé comme surprise ?

Talqui veut mettre nos processus de pensée en équation… Enfin les processus de Bess. Jane a eut la pudeur de ne pas ajouter que c'était pour cela qu'elle le sortait.

Quand j'ai demandé à Antoine ce qu'il en pensait, il a trouvé une vraie bonne réponse. Mais je l'ai sortie avant lui : « J'suis vert ». Et c'était tout à fait cela qu'il voulait dire.

Aujourd'hui, premier Janvier 2010, installé sur la banquette de Bess, face à son jardin enneigé, je me souviens de toutes ces années-là, comme si c'était hier. Je crois que je l'ai déjà dit, mais je ne peux pas m'empêcher de le redire.

Je me souviens donc qu'il y a quinze ans, sur le chemin du Rex, ce cinéma pourri où se jouait une pourrie d'histoire de magnétiseur policier, amoureux d'une greluche frisée, Mec Antoine et moi, pour faire les malins, on a voulu expliquer à Talqui, le coup des trois boules rouges et des deux boules blanches.

Avant qu'on lui ai dit comment le petit ramoneur avait trouvé quelle était la couleur de la boule coincée sur sa tête, le louchard Talqui nous a sorti la réponse, et même avant même qu'on ait pu lui poser la question. C'est fou ! La conclusion donnait, au cas où cela vous intéresserait :

-- Le fils du Prince regarde les deux autres et ne dit rien. C'est donc qu'il ne voit pas les deux boules blanches. Sans quoi il saurait que la sienne est rouge, puisqu'il n'y en a que deux blanches. Le fils du banquier regarde les deux autres et ne dit rien. Pareil.

Le petit ramoneur, voyant que le premier ne dit rien et que le second ne dit rien, s'écrie : J'ai une boule rouge sur la tête. En effet, si les deux premiers ne se prononcent pas, c'est qu'ils ont tous les deux, une boule rouge sur le crâne.

En réalité, il n'y a ni premier, ni deuxième, ni troisième. Car c'est le plus rapide qui annonce la couleur. Et là, il faut reconnaître que Talqui, en ce qui concerne tous les raisonnements quels qu'ils soient, est très véloce.

Pendant ce temps-là, j'ai proposé à Jane d'aller le week-end prochain chez ses parents. Depuis le temps qu'elle me tanne et que je refuse !

Alors là ! Du diable, si je sais ce que je veux ! Rencontrer sa famille ? C'est bien la dernière chose que je voudrais faire au monde ! Mais nous étions au cinéma. Elle se mâchait l'intérieur des joues, en prenant l'air le plus bête qu'elle puisse trouver et Dieu sait si elle peut le faire, en tortillant du cul et des « J'ai promis à Talqui … ».

Plus elle résistait, plus j'insistais comme un fou… tout en sachant qu'elle faisait exprès de memarchander sa réponse. Alors que jusqu'à hier, elle ne demandait que ça : me présenter à sa mère et me coincer la bague au doigt.

Mais aujourd'hui, elle me balançait ce Talqui dans les gencives, en me laissant entendre qu'elle avait jeté son dévolu sur lui.

Je savais avec fatalité, que je faisais une bêtise de vouloir l'en empêcher, mais je ne pouvais me retenir de me jeter dans la gueule du loup. Pendant tout le temps où elle hésitait, je la désirais comme une bête, lui coinçant la cuisse et lui pétrissant les seins, sous l'oeil blasé de l'ouvreuse.

J'avais repoussé Talqui sur le strapontin, sous prétexte d'une question à poser à Jane. Et c'était bien, en effet une question que je lui posais. Mais pas celle que je pensais lui jeter, qui aurait du être celle-ci :

-- Génie richissime ou pas, est-ce que tu te fous de ma gueule ?

Et dans la foulée, sans prendre le temps de respirer : « J'en profite pour te dire qu'entre nous, c'est fini, tu n'es qu'une sale pute, et inutile de me parler de maths, d'équations ou de quoi que ce soit hors de propos.. Deux tartes dans la gueule, et c'est tout…».

Au contraire, je lui faisais des moumous avec la bouche. Elle, en répartie, faisait des tas de manières. Enfin elle fit des manières, jusqu'au moment où son soutien-gorge sauta littéralement.

On aurait cru qu'elle n'attendait que ce signe libérateur, pour enfin me souffler dans le nez, un « oui » à la cannelle, produit « pur » du chewing-gum auquel elle s'accrochait des deux mains.

-- Mais tu seras poli, au moins ?

Je marmonnais consciencieusement, une réponse vague. Comment peut-on savoir ce que l'on va faire, tant que l'on ne l'a pas fait ? D'ailleurs, sa reddition m'avait calmé illico. Antoine, entre Talqui et moi, ricanait.

D'un seul coup d'un seul, je n'avais bizarrement, plus du tout envie de Jane… ni de ses parents… et de tout leur saint Frusquin.

C'était franchement bizarre, ce coup des « multimages »… Sur l'écran du cinéma, je voyais le mec en tête de liste, le héros quoi… un type filasse, et tout ce qu'il y a de plus filandreux, poursuivant une jeune fille, bon chic, bon genre qui ne disait que des sottises, du style pompeux : « Je vous en prie, cher Romuald, si vous m'aimez, ne m'approchez pas. »

Elle avait beau prendre des mines offensées, on voyait bien que c'était la sorte de fille à ne pas cracher sur une salace partie de « ça va, ça vient ». Il n'y avait que le mec Romuald et Jane, à s'y tromper. Un coup je te prends la main, un coup je te la retire… Un coup il lui prend la main, un coup il la lui retire.

Toute l'histoire se déroulait en continu, comme avec Jane et moi, tout à l'heure. Mais dans la cabine, sur le film, les images étaient sectionnées, et ça ne se voyait pas sur l'écran. C'est strictement ça.

Quand je suis fou d'une chose, j'ai beau savoir que cela ne durera pas, cela fait une sorte de « drelin-drelin » dans ma tête… Et je ne m'occupe plus de songer aux coupures entre chaque image de « moi sur les fesses de Jane ».

En fin de compte, lorsque l'on est optimiste et en « création », on ne voit que les constructions et non les « destructions-latences ». Et quand on ne sait plus qui on est, on est perdu parce que l'on ne voit plus que les « latence-immaturité ».

Alors, quand on survole les trois, et qu'on les saisit ensemble, on aborde enfin le stade « discontinuité de la conscience »… qui elle-même, ne vient qu'après la croyance de la « non-création ou continuité de non-conscience », etc. Plaf ! Cela te la coupe hein ? Et tout ça dans l'instant !

C'est là qu'arrive l'histoire de l'homme INVISIBLE !

C'est très facile à piger. Mais non, je ne blague pas. On en parlait souvent avec Mec

Antoine…. A chaque seconde, on n'est rien. Comme si on était un homme invisible. Pour qu'on nous voit, il faut qu'on se mette des habits. Cela concerne l'appréhension de l'individu par lui-même. C'est le premier paramètre.

Il se met cette sensation, comme un vêtement dans lequel : « Il se sent continu », ou « instable », ou « survolant tout », ou « sensitif-réceptif ». Cela va lui faire quatre tenues. La première est solide comme une armure. La seconde est pleine de trous. La troisième représente des bottes de sept lieux. La quatrième est comme une cape de fleurs.

Maintenant qu'on voit l'homme invisible, c'est-à-dire « Moi »… ou « Toi »… grâce à son vêtement, il lui faut se transporter, par la pensée, et ça grâce à son discours. Pour circuler, il va se choisir dans son garage, un moyen de locomotion.

Ce sera un landau d'enfant, s'il ne croit ni au bien ni au mal, et qu'il raisonne en « uni dimension ».

En « bi dimension » il est dualiste et son véhicule est un fourgon blindé.

Tout y marche en généralités. Il confond avec les statistiques : les chinois sont jaunes, les femmes sont plus faibles que les hommes… C'est facile. Plus c'est simple, parce qu'il n'il y a que deux propositions, plus ils embrouillent tout.

Korzybski l'a bien dit : « LES » est un article indéfini. TOUS les chinois ne sont pas jaunes !

Part contre, quand il croit que les trois propositions existent : le bien, le mal, et le bien- et-mal en même temps, il est en « tri dimension » et choisit l'autobus fourre-tout.

Avec la quadri dimension, celle qui raconte qu'il faut choisir le « mieux », plutôt que rester dans le « bien », c'est la fusée qui lui convient. La cinquième dimension est toujours « non –dimensionnelle ». C'est celle qui raconte qu'un « bien qui n'existe pas est un bien ». Elle circule dans une sorte de charrette virtuelle

La sixième, celle du « Néant est un bien », va égaler le zéro de la dissolution, inventé par les Arabes.

Dans ce dernier engin, son esprit s'est élargi brusquement, comme par un tragique besoin d'adaptation totale. De même pour survivre, le grand-singe mon grand-père, a commencé à ne plus se reconnaître aucune nature. Ni animale, ni humaine. Et pour cause : « il ne s'en était pas encore inventée une.

Une fois que le bougre s'est habillé, a pris sa voiture… alors, il lui faut circuler sur la route qui le mène de sa question immédiate instantielle, à sa réponse. Et enfin, il est, soit en « création », soit en « réflexion », soit en « déstructuration », soit en « latence », c'est-à-dire en attente de rien.

Tout ce pataquès tient dans un petit fascicule rouge génial. C'est celui que Bessie nous avait concocté pendant nos dernières vacances d'été sur le Faron. Je l'ai montré à Talqui. Alors là… le génie s'est mis en branle illico.

Dans le café où il avait tenu « absolument » à nous payer un verre de « quinquina blanc », puis, un cognac, puis carrément un souper de luxe, il s'est déchaîné.

La conversation devint remarquable. D'abord, nous avons discuté de Jane et avons convenu d'un commun accord, sorte de vrai « modus vivendi », qu'il irait chez les parents de la fiancée, ce prochain samedi, et moi, le suivant. Une semaine chacun.

C'était un bon partage.

Coïncidence : Jane fut d'accord.

Ensuite, on a attaqué le problème des autobus qui pour Bess, représentent les fameux « processus de pensée ». Je voulais essayer d'en mettre plein la vue au binoclard. Et surtout… le troubler au sujet de sa précieuse personnalité si « humaine », comme il dit. Depuis le début de la soirée, il cherchait obstinément, la solution la plus efficace pour tous…. Une « solution cybernétique »… en quelque sorte. C'était agaçant. Même pour Antoine, qui était pourtant en train de s'endormir sur un dernier calva.

Je ne m'attendais pas aux réactions de ce fils de grenouille de bénitier. Car c'est exactement ce qu'il est. Nous l'avons su rapidement, lorsqu'il nous a montré la photo de sa mère, goupillon en main, menaçant gaminement, à travers des bésicles strasbiniens, répliques parfaites de ceux de son fils, un homme violet, qui était paraît-il son oncle.

Machinalement, je pariais que cet homme croyait au « bien et au mal », et Talqui en tira immédiatement une équation. Je dois dire que je n'ai pas une affection exagérément particulière pour ces fils à lunettes de tailles démesurées, mais il faut voir, comme celui-là crache en permanence des putains d'équations, sans doute bidons, mais diablement esthétiques Non X, pour la « non –existence » d'un processus de pensée « non –dimensionnelle », qui poserait une « non –position », style « A=non A », donnait des idées extravagantes à Talqui, qui entraînait dans son délire une partie des ivrognes du bar… Une foule de sbires qui ne savaient même pas pourquoi ils discutaient, ni de quoi. Et ce, grâce à Talqui, qui en était déjà à sa troisième tournée générale.

Maintenant se situe l'épisode du garçon de café. On ne sait pas quelles mouches peuvent piquer des types, qui ne sont pratiquement, « jamais » piqués par des mouches. Antoine, par exemple. Mais il faut dire pour sa défense, qu'en général, il n'aime pas l'eau d'une carafe entière dans son pantalon. Moi non plus d'ailleurs. Mais lui, il peut en parler pendant des heures. C'est d'ailleurs une des rares choses qui le fait parler.

Surtout, lorsque la carafe arrive tout de suite derrière son contenu, brandie par la main du garçon, qui précède le garçon tout entier. Le tout fiché sur la braguette d'Antoine assis modestement.

Immédiatement, le scénario évolua. L'arrosé se mit à hurler. Ce sont des diatribes de ce genre qui peuvent ameuter tout un café –brasserie, patron en tête, accompagné du chef cuisinier en tenue légale, de la dame pipi éblouie par les lumières du rez-de-chaussée, inhabituelles pour elle, et de la caissière quittant sa position de femme-tronc.

Par la suite, la conversation a pu reprendre. Intellectuellement copain Antoine n'était pas gêné du tout par les serviettes éponges, gracieusement glissées dans son pantalon en guise de réconfort. Mais cet épisode eut l'avantage d'orienter la conversation sur des sujets plus pratiques.

Le commotionné, dégrisé, soutint qu'il était capable de dire à vue de nez, et sur le champ, quelles étiquettes, quels véhicules, chaque personnage présent dans la salle se farcissait. Partant du plus insignifiant, il arriva jusqu'à Henri IV, dont l'effigie était gravée sur la colonne principale.

Par-ci, par-là, va petit moune, le vent te poune, quelques personnes mineures, quant à l'esprit ou à la position… quand on en voit une, on voit l'autre… nous fouettaient avec des phrases du genre : « Ayez donc les pieds sur terre ! »

La sixième dimension, celle qui dit que le « néant est un bien », ne fut pas abordée. Il était tard et Jane se souvenait qu'elle n'avait pas prévenu sa mère qu'elle sortait. Le fait de revenir avec deux fiancés, ne pouvait guère arranger l'affaire. Nous nous séparâmes donc. Talqui se chargea de la raccompagner. Après tout, c'était sa semaine.

Jane me quittait à regret. Si on veut calmer une fille, il faut lui donner mauvaise conscience. C'est-à-dire, si elle est bidimensionnelle. De plus, abondance de biens, ne nuit pas dans ces cas là. Enfin je le pense. Pour moi, partager mon bien, fait tout à fait mon affaire.

En rentrant à pied, avec Antoine, nous avons bavardé. Je lui ai avoué, que ce qui me gêne, c'est cette foutue manie de croire comme un fou à mes créations de l'instant. C'est à « Jane –cinéma », que je pense. L'autrui, qu'est-ce que c'est en fin de compte ? Cela va être quelqu'un que l'on affectionne. Parce que… lorsqu'on le déteste, on l'aime quand même…

On en a « besoin ». Même des pénibles, même de ce vicieux de Garnecoque, qui est tellement rigide, qu'il se fabrique, seconde après seconde, une figure de « pur – puant ». Et puis après, je me regarde aimer tous ces guignols. Je peux me moquer de moi alors, et m'aimer moi-même, pour ma bêtise. Et enfin, détruire, par ce regard de moi sur moi, tout ce qui faisait l'amour de mon cœur.

Je démolis alors toute l'affection que j'avais la seconde d'avant pour tous ces mecs qui nous pompent les yeux, la tête… même sa propre mère on a envie de la flinguer lorsqu'elle prend cette voix de tête énervée plus garce que mère. Il faudrait pouvoir le tuer, cet autrui qui vient nous parler en pleine période de destruction pessimiste.

Et puis, qu'est-ce qui se passe ? On se prépare pour la prochaine croyance. On flotte dans la non existence de la latence et on ne croit plus à rien, ni à aimer, ni à effacer, même pas à sa propre existence… On est tout seul : et-rien. Les autres non plus n'existent plus. Ils peuvent bien chanter, danser… Ils ne nous intéressent pas. Et moi, je ne m'intéresse plus non plus, puisque je n'existe plus.

Après, ça recommence. Quelques fois, plusieurs fois par minute. Je t'aime… tu m'énerves… je t'ignore… A faire tourner la tête. Je comprends pourquoi les mecs préfèrent se bloquer sur une position, voulant ignorer les autres. Ils deviennent alors « continus », et volontiers dualistes. Tout, plutôt que de faire la bascule sur la fameuse « courbe de Gauss des sensations »…

Finalement, Antoine et moi, on a décidé d'essayer de se brancher sur le même cycle créatif. Pour inaugurer, on s'est chamaillé. Je ne sais plus pourquoi. A moins que mes allusions à ses serviettes mouillées, style couches-culottes qu'il avait emportées par mégarde, ne lui ai fait un effet spécial de moqueries indues, et je ne comprends pas d'ailleurs pourquoi…

Bref, on s'est tapé sur la figure, sous le mur du collège et quand ce fut fini, on est rentré se coucher parfaitement en forme. Il ne faut jamais garder une explication pour plus tard ! C'est ce que dit toujours Bess.

La semaine d'avant, Emilie, notre cousine lui avait proposé de l'aider à fabriquer une machine électronique basée sur son petit fascicule rouge, qui définit quel personnage on est dans l'instant, grâce aux choix des sensations et le reste.

C'est génial. Emie est forte en concept informatique. Heureusement, parce que Bess, les autres et moi, nous sommes nuls pour les petites soudures.

On s'y est tous mis. On a essayé de faire un boîtier plus performant qu'un simple « organizer ». On n'a pas réussi. Mais, on s'est régalé.

Je sors enfin de mes souvenirs. En revenant dans le présent, je me rends compte que l'heure a passé.

Je suis toujours en plein journal intime de Lisbeth. Je la vois bricoler devant la baie vitrée. Elle a fait un tableau qui représente le fond du jardin avec la cabane à outils.

Il va falloir que je me mette à l'aider pour le repas de ce soir. Ses copains arrivent à dix neuf heures. Je les trouve vraiment sympathiques. Surtout Frank.

Je crois qu'il est un peu amoureux d'elle. Mais elle le traite comme moi. Avec amour, mais en reculant dès que l'on se rapproche d'elle un peu trop.

Je ne sais pas s'il faut que je lui en parle. J'aimerai bien. Bref, j'aime bien « tout » ce qu'elle fait… Toutes ces choses invraisemblables qu'elle invente… et que les gens dits « normaux » trouvent inquiétantes, m'intriguent et m'intéressent. C'est tellement nouveau…. Les personnes dites classiques, pensent que ses idées font partie d'idées prônées par des sectes fermées. Ce n'est pas le cas ! C'est même tout le contraire.

Elle passe son temps à nous dire de penser par nous-mêmes…. De refuser d'obéir sans comprendre… De réfléchir et de ne vivre que pour soi… dans un égocentrisme altruiste qui nous force à nous intéresser aux autres, à les chouchouter, les protéger, dans notre « propre » intérêt. Merci. C'est comme cela que nous vivions dans notre enfance.

Comment ai-je pu l'oublier ?


10/05/2011
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