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Lisbeth. Vendredi 22 juillet 2011. Les crisps
Je viens de lire les quelques deux cents pages de notre aventure intense décrite par Mimi et prêtes à être transportée en direct sur mon Blog ! Je sais qu’elle attend mon accord pour les balancer sur Internet. Mais tout de même, je trouve ça un peu gonflé ! J’en profite pour lui dire ce que je pense : Il faut que ça cesse. Je n’aime pas que l’on parle de moi à ma place !
Finalement, ces machines IAP. Que j’ai créées dans mon enfance, sont trop performantes pour moi. J’ai éternellement besoin de calme intérieur. Cela se bouscule déjà bien confusément dans ma tête, sans que j’y rajoute des suppléments extérieurs. J’ai besoin de prendre mon temps, sans quoi mon cerveau irait trop vite.
Ces accélérations sont peut-être pratiques pour ceux dont l’intelligence est meilleure que la mienne. Moi, comme je suis lente et lourde, pour ne pas dire con, j’ai besoin de remettre vingt fois mes idées en place. Mais une fois que c’est au point, et que j’ai enfin compris de quoi il retourne, je deviens alors, hyper performante.
Donc, c’est pourquoi Mimi je m’adresse à toi. Ne t’occupe plus de moi, je t’en supplie. Sauf, bien sûr, si tu vois que je mets ma vie en danger. Pour l’instant, j’ai besoin de calme. J’ai l’impression de me retrouver dans le même état qu’à cette période de mon enfance, où je ne sais pas pourquoi, dépassée par le fait de me sentir une fois de plus perdue, je m’étais mise à paniquer et à ne plus faire attention à ce que je faisais.
J’avais une dizaine d’années. Pendant quelques temps, mon désespoir de ne pas arriver à me faite comprendre des autres, me poussa à ignorer mon entourage. Je devins très maladroite. Dès le réveil, les ennuis commençaient. Ou je me prenais le battant de la porte de ma chambre, en pleine figure. Ou bien, je me prenais les pieds dans la carpette. Ou alors, dans la salle de bain, la savonnette m'échappait des mains, glissait sur le lavabo, en fuyant sous mes doigts. L'eau giclait et une fois sur deux, le verre à dents, explosait sur le carrelage.
Lorsque j'ouvrais mon cartable, toutes les feuilles jaillissaient en feu d'artifice.
Pour échapper à ma maladresse, je ne pouvais me réfugier nulle part. En classe, c'était encore plus affreux. Les copains avaient toujours peur de recevoir une batte de base ball dans le genou, une branche d'arbre sur la tête, ou de voir leur collection de timbres rares s'éparpiller dans l'espace, par ma faute.
Le pire se passait pendant le petit déjeuner. Je sortais de là, couverte de chocolat et de confiture. J'attirai les mouches…. et le chien.
Finalement, mes parents se décidèrent à m'envoyer, en dernier ressort, voir la fille qui parlait aux objets. Ce n'était pas de gaîté de cœur. Le stage coûtait très cher. Et on n'était pas sûr du résultat. Mais en ville, tout le monde en parlait. Tout le monde avait eu, plus ou moins recours à ses soins, un jour ou l'autre. C'était comme une espèce de psy.
Elle habitait une petite maison au bord de la falaise, à une grande hauteur au dessus de l'océan. Cette disposition géographique effrayait beaucoup ma mère qui, vu mon immense maladresse, m'imaginait déjà écrasée sur les rochers. Mais comme quelques Lulus de village, presque aussi lamentables que moi, étaient passés et revenus sains et saufs de l'épreuve, je partis.
J'avais emmené avec moi, mon précieux sac à dos, avec une petite cuillère sculptée, un bol gravé avec mes initiales, mon pyjama, et mon oreiller personnel. Celui dont on est sûr qu'il ne cherchera pas à vous étouffer pendant votre sommeil.
Maman m'avait fait dîner trop copieusement comme d’habitude, contre mon gré. J'arrivais repue alors que le soleil se couchait déjà sur les reflux furieux de la marée montante. Je venais m'installer ici pour trois jours. La fille qui parlait aux objets me parut assez sympathique et je laissais repartir mes parents, presque sans tristesse.
Lorsque je me réveillais le lendemain matin, je commis, selon mon habitude récente, toutes sortes de folies avec ce qui me tombais sous la main. Ma chaussette droite se coinça entre le plus petit doigt du pied et celui d'à côté. Une maille vicieuse, ne réussissant, grâce à la résistance quasi incroyable de son fil de lin, qu'à me couper la peau jusqu'au sang, faillit m’arracher l’ongle.
A table, je me désolais tragiquement, en voyant que ma tartine s'obstinait à s'envoler de mes doigts pour retomber par terre du côté beurré. La fille qui parlait aux objets, riait. Avant que j'ai eu le temps de me vexer, elle m'expliqua :
-- Les objets ont une âme, comme toi et moi. Leur esprit s'appelle " CRISP ". Ils possèdent une sensibilité très délicate. Lorsque tu saisis sans soin, une tranche de pain, tu heurtes son Crisp intime avec ta maladresse. Alors, il se révolte et saute hors de tes doigts.
Si tu te mets en colère, c'est encore pire. Imagine que tu veuilles faire mal à un ami. Mais tu n'oses pas le blesser directement. Tu lances une louche contre un mur pour exprimer ta fureur envers lui. La louche que tu viens de brutaliser, va recevoir ta violence et beaucoup souffrir en se cognant contre la pierre. Elle rebondira méchamment vers le crâne de ton petit copain. Elle suit la trajectoire que tu dessines dans ta pensée, et elle poursuit le geste de ta main.
On sera obligé d'emmener ton camarade se faire recoudre le cuir chevelu à l'hôpital. On va te gronder pour ton geste, mais pas autant que si tu l'avais frappé toi-même directement. Et cependant, c'est ce que tu as fait par individu interposé. De la louche, personne ne s'occupe. Elle n'existe pour personne. Pourtant, elle va garder en elle, pendant longtemps la douleur de ta cruauté.
La fille avait ramassé ma tartine, et doucement la nettoyait. Il restait sur le rebord un morceau glaireux, amalgame de poussière et de gras. Je pris le déchet avec mon ongle, et l'envoyait d'un coup sec dans la poubelle. Seulement, lorsque ma main revint vers moi, le morceau qui ne s'était pas détaché tout de suite, arriva en même temps que mon doigt. De façon surprenante, il se décida à le quitter, alors qu'il se trouvait dans la trajectoire opposée. Brutalement, il vint se coller avec une cruauté insoupçonnable, sur mon nez.
La psy était morte de rire.
-- Lorsque tu veux jeter quelque chose au loin, assure-toi que l'objet le veut bien. Pour cela tu le lances, en lui parlant, ou plutôt en l'écoutant. S'il t'annonce qu'il est collé à ton ongle, tu ne dois pas l'envoyer de la même manière que s'il est sec et léger. S'il est trop lourd, et que ton impulsion est insuffisante, il te le dira. A toi de lui répondre : « Merci. Je vais en tenir compte ».
Toute la journée, la fille me fit parler aux objets. Elle m'expliqua que le crayon qui fuyait devant ma main, roulant jusqu'au rebord de la table poussé par mon index, ne tombait par terre que pour me prier de réfléchir. Il voulait que je comprenne ce qui m'arrivait. Il souhaitait, que je refasse le même geste, mais quelques millimètres plus haut. Finalement, c'était à moi de lui parler. Je devais lui dire :
-- Cher crayon, je voudrais te prendre dans ma main pour écrire une lettre. Veux-tu bien attendre que je t'attrape convenablement ? Ne bouge pas pendant que je calcule à quelle hauteur je dois placer mon doigt au dessus de ton bois verni. Je te promets de faire très attention à la place que tu occupes. Je sais que si je te néglige toi et ton épaisseur, tu vas te vexer et t'enfuir devant mon ongle qui, bêtement te tape à chaque fois pour te repousser et m'empêcher de te saisir.
Petit à petit, les objets se mirent à m'écouter. Je sentis qu'ils commençaient à me respecter. Tout doucement, ils se plièrent à mes désirs. L'encrier ne se renversait plus sur mon cahier de dessin. Avant de tremper mon pinceau dedans, je leur demandais à tous les deux, de me regarder. Alors, le miracle se réalisait. Je les observais avec soin, et grâce à la déférence que je leur montrais, ils acceptaient de m'obéir.
Le blaireau arrivait doucement vers l'orifice. Ses poils s'ébouriffaient. La descente vers le trou était terriblement périlleuse. L'air narquois de l'œil de l'encrier, s'adoucissait au vu de ma précaution à ne pas les bousculer, ni l'un, ni l'autre. J'eus alors l'idée de mettre ma paume gauche autour du récipient, pour le maintenir au cours de cette délicate rencontre.
Par magie, rien de fatal n'arriva. En ressortant le plumeau de la burette, j'eus un peu peur que des gouttes de liquide ne se projettent sur moi. Mais avec calme, précaution et douceur, je ressentis tout à coup resplendir en moi, un amour délicieux pour les choses inertes. L'opération s'était magnifiquement réalisée.
Le pinceau, l'encrier, le papier à dessin, l'encre et moi, nous eûmes tous ensemble envie de chanter ALLELELUIA. Au dessus de la table, une petite lueur scintillait. Alors je sus que je voyais pour la première fois, l'âme de ces objets devenus enfin précieux et qui s'appelle CRISP.
J'étais guérie. Et cela, dès le matin de ce premier jour. La fille qui parlait aux objets me dit que j'étais si douée que je pourrai même devenir un chirurgien. Il ne m'avait manqué jusque là, qu'un peu d'éducation. Cet entraînement devrait être donné aux enfants dès la naissance. Mais les gens ne connaissent pas les CRISP. Ils ne savent même pas qu’ils existent.
Le soir, quand mes parent prévenus par téléphone, vinrent me rechercher, je vis qu'ils me regardaient avec surprise et fierté. J'étais devenue moi-même une initiée. Maintenant, moi aussi, « JE SAVAIS PARLER AUX OBJETS ». Et alors, plus tard, je pourrai devenir inventeur de mico - opérations. Je ferai partie des plus célèbres spécialistes en Crisp. N'est-ce pas ? Mais finalement ce n’était pas ma destinée. Seule la Ville Bulle du Futur revint occuper mes pensées.