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Lisbeth. Jeudi 13/10/2011. Le VERRE.
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Ce matin j’ai essayé de ne plus penser à cet Entretien sur la Ville Bulle de Lures, réalisée la semaine dernière et qui s’était traduite par un fiasco. Depuis tout le monde s’est calmé. Moi la première. Jacky et Claudia, totalement cools ont repris un aspect normal.
Il faut dire que la Capitale dans son ensemble est terriblement stressée, depuis un bout de temps, sans parler de la Province. Il y a cents ans, le journal de Paris titrait déjà : « Personne n’est mort de rire en France depuis le siècle dernier. Les grands Organismes publics et privés sont en train de s’affoler, vu le nombre de suicidés dans tous les bureaux.
Comme protection, il est prévu de donner un téléphone portable à chaque salarié, de cacher les cordes et de mettre des barreaux aux fenêtres. En vérité, il vaudrait mieux créer des ateliers de réconfort et d’accueil, des sortes d’entraînements, comme nous sommes en train de le faire avec cette magique méthode d’improvisation théâtrale.
Flora est restée dîner avec Frank, ce soir. Mais au lieu de nous détendre, elle s’est empressée de reparler de phénomènes paranormaux. Heureusement, Frank voulait échapper à ce sujet qu’il redoute autant que moi et qu’il nie plus que je ne le fais. Nous sommes donc sortis tous les trois dans le jardin, pour respirer et changer de sujet.
La chaleur est revenue. C’est l’été indien. Le soir tombe. l’obscurité se répand doucement sur le terre - plein, avec l’odeur des lilas. Je repense à mon enfance méridionale envahie de ces récits, des contes d’autrefois distillés au cours de tant de soirée géniales. Je repense surtout à tous ces oiseaux diaboliques que l’on ne peut jamais attraper, à cette Lièvre que l’on appelle Lèbre, en faronnais.
Je me souviens qu’enfant, je souhaitais ardemment rencontrer ce grand lapin, au détour du sentier. Et voir comment elle court si vite, en faisant en large le tout de la montagne, grâce à ses deus pattes de droite, plus courtes que celles de gauche, ce qui lui permet de ne pas basculer. Granie était si convaincante dans ses récits que je n’imaginais pas que les protagonistes mis en scène par ses soins, soient simplement imaginaires.
Ils existent encore tous, pour moi, les 365 oiseaux du Faron, la Pie Calculette, le Destrussi, le Monte chien, le Cague Bassinet, lou Braguettou, et les habitants de la Montagne, le Violoneux, le Petit Toinet, la Nymphe Pinéa avec son Dieu Pan. Et surtout, je revois toujours les 365 volatiles dont on ne connaîtra jamais le goût, puisqu’ils ne se laissent pas chasser.
Ils sont tous là, m’attendant sur le Faron, s’ébattant depuis des milliers d’années, les fées, les sorcières bienveillantes, les chevaliers, les arbres bavards et même Adam et Eve avec leurs milliers d’enfants, revenant des quatre coins du monde pour faire la fête, la nuit, sous la lune, sur le grand plateau boisé. Je m’attends toujours à les croiser dans une de mes escapades.
Situés à la frontière de mes rêves éveillés et de mes souvenirs incertains, ils existent et en même temps, ils n’existent pas pour moi. Mais ils sont tellement présents qu’ils font totalement partie de moi-même.
Et pourtant, alors que je suis si logique dans le déroulement de mes raisonnements rigoureux, moi qui intègre les plus et les moins de l’infinie abstraction en les faisant entrer très minutieusement dans mes calculs de « probabilité/pourcentages », moi si rationnelle, j’investis la fantasmagorie de l’imaginaire, sans question ni problème.
J’y crois pour l’émerveillement. En réalité, je veux surtout y croire. Mais au fond de moi, je sais bien que je n’y crois pas. Ou plutôt « ni j’y crois, ni je n’y crois pas ». Comme le reste.
Mes certitudes varient chaque minute de zéro à l’infini. Mes créations portent toujours sur cet inconnu que j’invente au fur et à mesure de mes besoins.
Je les engrange dans mes mémoires à chacune de leur destruction du moment créé pour et par l’instant. C’est ainsi que je remplace immédiatement les évènements traumatisants ou désagréables, par n’importe quelle connotation positive. Je privilégie cette saine hygiène jour après jour. En temps normal, lorsque je n’ai mal nulle part, et que je me sens bien dans ma peau, je réussis à visualiser trois positions.
« La joie, la tristesse, et l’état neutre. Si ce dernier se répand en moi à mon insu, je ne le ressens pas « en temps que sensation à part entière ». Je recherche tout de suite, cette première position qui est la joie. Mais lorsque je vois venir la deuxième, cette terrible impression de chagrin, je la chasse illico.
Cela me donne un travail fou. Cent fois par jour… que dis-je mille, dix mille fois par jour, je me sens faible et je ressens une petite déprime. Alors, je claque des doigts immédiatement, en me créant une seconde de bonheur, qui ne dure malheureusement quelquefois, qu’une seconde.
L’angoisse par exemple, peut surgir lorsque des incidents pour moi anormaux, gênants, bizarres ou incompréhensibles, se présentent. Alors je les évacue. Vite je me mets à penser à un petit plaisir à réaliser dans le présent, croquer un morceau de chocolat, ou une invention folle à prévoir pour le futur, ou encore un souvenir délirant et génial, à faire ressurgir du passé.
En ce moment même, allongée sous les étoiles sur ma chaise longue préférée, je cherche à échapper à Flora qui raconte comment elle se régale en ce moment, avec trois copines qui s’intéressent à la transmission de pensée. Cela m’énerve. Tout à fait, comme dans cette période de mon enfance, lorsque je rencontrais par hasard, quelques manifestations anormales. Je les éludais avec méfiance. Je considère d’ailleurs tout phénomène qui m’échappe comme étant parapsychologique, et à éviter absolument.
Pour moi, il y a d’une part, les évènements que j’espère pouvoir cerner un jour et d’autre part, ceux dont le mystère m’apparaît comme impossible à résoudre. Ces deux sortes de phénomènes incompréhensibles m’ont toujours fait peur et me font toujours peur.
La première, parce qu’elle me pousse à comprendre que la lutte presque vaine durera éternellement. La deuxième, parce que mon effroi naît de l’obligation de classer sans suite, dans un gouffre insondable, cet ésotérisme sans logique, sans repère, sans chaleur, sans humanité.
Je me souviens que la découverte du paranormal se fit pour moi un jour par hasard, alors que mes parents habitaient encore Marseille. Nous étions un groupe de petites diablesses de six ou sept ans. Chaque soir, nous nous réunissions après l’étude, dans la véranda de ma copine citadine préférée qui avait pour prénom, Mireille.
Sa maison était située à côté de l’immeuble que nous habitions lorsque mon père était muté dans le midi. De temps en temps, il s’installait pour quelques mois à Paris, Berlin, Londres, ou plus loin. Mais son travail le ramenait souvent à Marseille et parfois à Toulon. Bien sûr, cette dernière solution était pour moi le rêve.
Parfois, lorsqu’ils partaient aux USA, ou au Japon, mes parents nous mettaient en pension ou nous confiaient ma sœur et moi à notre Granie, pour quelques mois de bonheur. Vivre au grand air de la Bastide était plus agréable que d’être enfermée dans un couvent, ou habiter dans un appartement marseillais, au sixième étage.
Même dans ce cas là, malgré une grande terrasse d’où l’on voyait la Bonne Mère qui présidait, j’étouffais. Devant la véranda, se profilait l’immense statue si impressionnante de cette « Notre Dame de la Garde » qui domine toujours la ville, le port et la mer. Elle est là pour que les bateaux la voient de loin et leur indique le chemin du retour.
Les parents de Mireille avaient un tout petit jardin dans lequel tout mon immeuble plongeait. Mais c’était quand même un bout de nature. Au fond de la parcelle, elle avait droit à une petite salle de jeu, entièrement vitrée, cachée sous le lierre. J’y venais souvent. Je retrouvais la petite troupe de camarades de classe, pour jouer au tennis de table, ou pour faire de la gym.
Un jour, l’une d’entre nous, apporta une banale flutte à champagne assez fine. Avec cet ustensile, elle nous appris le « Jeu du verre ». On place l’objet retourné, au milieu de la table. Autour de lui, sur des petits cartons, on dispose en désordre, les vingt six lettres de l’alphabet. Puis on pose avec légèreté son index sur le fond transparent de la chope.
Une fois ces préparatifs terminés l’aventure commence, avec la possibilité de poser des questions. Cela veut dire que l’on peut faire n’importe quelle interrogation. Et le « verre », en se dirigeant vers les consonnes et les voyelles qui l’entourent, « répond ». Lorsqu’il a fini d’écrire un mot, lettre par lettre, il revient au milieu, et ne repart que pour le mot suivant. Ainsi de suite… jusqu’à la fin de la phrase.
Au début de chaque séance, notre « prophète » glissait doucement comme s’il avait besoin de repérer les emplacements des lettres. Il allait ensuite de plus en plus vite. Nous arrivions même parfois à avoir du mal à maintenir nos doigts dessus, tellement il filait comme l’éclair. C’était très impressionnant. Etait-ce lui ou nous qui repérions l’emplacement de l’alphabet en désordre ?
Naturellement, et comme d’habitude, je cherchais à comprendre comment un pareil mécanisme pouvait marcher ? Je prenais des notes après chaque séance. J’interrogeais les copines. J’avais repéré que deux d’entre elles, « dirigeaient » souvent les réponses. Mais comment se faisait cette orientation?
Leur emprise n’était pas physiquement volontaire, on l’aurait ressenti dans nos doigts. Il était quasiment impossible de pousser le cristal de force. Nous l’aurions détecté, bien que tout aille de plus en plus vite. Tout allait trop vite. Nous arrivions à peine à suivre l’objet dans sa course.
Le fait le plus surprenant se situait dans cette vélocité de la coupelle pour le choix des lettres. Nous n’avions pas le temps de penser à une phrase. Les mots se bousculaient sous nos ongles. Nous ne savions pas ce qu’allait être la réponse, ni même où se trouvaient vraiment les signes. On aurait dit que le récipient repérait plus vite que nous, la topographie de la table.
Tout d’abord le jeu eut un succès fou. Tous les soirs, la frénésie nous ramenait autour de la petite table. Je me rendis compte qu’à force de me concentrer, le gobelet neuf fois sur dix, disait ce que je voulais qu’il dise.
Le reste du temps, il répétait simplement ce que l’ensemble du groupe pensait. En bref, il représentait notre inconscient collectif. Parfois l’inconscient de la plus forte d’entre nous en l’instant, se dégageait, surnageait.
Un jour on voulut même faire « parler » la table, au lieu du verre. Celle-ci ne répondait que par « Oui », en tapant un coup bref avec le pied et « Non », en se balançant deux fois. C’était beaucoup moins drôle.
Le verre lui, avait un vrai vocabulaire et même si notre inconscient le dirigeait, il avait toutefois sa propre personnalité. Quand on ne comprenait pas bien ce qu’il voulait dire et qu’on le faisait répéter, il se mettait en colère. Il bousculait les cartes, devenait grossier, nous insultait, nous traitait de tous les noms ! Il ne se calmait que lorsque l’on s’excusait auprès de lui servilement.
Un soir, il tomba même de la table dans sa fureur à se jeter sur les lettres de carton. Je n’arrivais pas à déceler si ses réponses et ses prédictions étaient justes. Elles s’approchaient toujours plus ou moins de la vérité. Mais nos questions étaient tellement basiques.
-- Aurai-je une bonne note en calcul demain ? Demandait Mireille. Il ricanait : « Haha, ce ne sera pas pire que d’habitude.
-- Combien aurai-je d’enfants ? Questionnait Chantal.
-- Un. Et ce sera encore trop pour ta paresse.
J’aimais bien son ironie. Je l’aimais bien en définitive. Jusqu’au jour où bêtement, il nous vint l’idée stupide de lui demander quelle serait notre mort à chacune. Ses réponses étaient banales, mais elles jetèrent un froid. Lorsque mon tour venu, il épela lentement :
-- Tu mourras à cent trente ans, en pleine forme, martyre de tes idées incompréhensibles.
C’était à la fois encourageant pour cette longévité dynamisante, mais le mot martyr ne me plut pas. Ce fut la dernière fois que nous jouâmes au « Verre ». Nous nous quittâmes penaudes. J’avais beau essayer de me convaincre que j’avais programmé moi-même cette réponse qui collait parfaitement à mes préoccupations existentielles habituelles, j’étais écœurée.
Je n’avais pas aimé cette réponse, un point c’est tout. Cela voulait donc dire que ma vision d’un futur harmonieux, ne m’attirerait aucune amitié ? Ou bien, ce n’était que moi qui avais dicté sa réponse à ce faux visionnaire ?
Le soir même, je repensais à mes livres d’histoire portant sur le Moyen-Age et à Jeanne d’Arc sur son bûcher. Je n’avais pas la vocation du sacrifice, même pour défendre mes idées pourtant si importantes pour moi. Non, ça ne m’emballait pas.
D’autant plus que je me souvenais d’un épisode pénible. Pendant les vacances, mon père emmenait souvent la bande d’enfants de la Bastide, camper et visiter des monuments, musées, lieux historiques célèbres, comme les Châteaux Cathares entourés de maisons minuscules habitées autrefois par des cagots nains, vieilles villes médiévales entourées de vieux quartiers, pleines de pauvres cachots sinistres, d’oubliettes.
Au cours d’une de ces visites, en entrant dans une petite chambre basse, sombre, donnant sur une ruelle sordide, j’eus un flash. Dans ce lieu, je me revis vivre, d’abord fillette, puis adolescente en costume banal d’époque, coiffe blanche, tablier, jupe large et jupon.
Lorsque la suite des souvenirs arriva, je la repoussais avec horreur. Le sentiment que j’en avais, était trop terrible. Je voyais se dessiner des violences, des tortures, la mort qui suit en combustion. J’aurais peut-être été brûlée comme sorcière ? Non, ce n’était pas possible.
La nuit suivante, je me réveillais en sueur, cherchant à comprendre pourquoi la scène de l’après midi m’avait parue aussi réelle. Elle était plus marquée dans ma mémoire que le souvenir d’un simple cauchemar.
Et puis tout à coup, je réalisais que ce n’était pas moi qui avait vécu dans cette chambrette. Les murs étaient comme imprégnés de visions. Ce n’était que les images que j’avais vus dans mes livres d’histoires, ces manuels si cruels pour un enfant. Je les avais re-projetés dans ma mémoire.
Ce n’était que du cinéma. Rien qui pouvait m’impliquer.
Ce soir, je repense encore à cette époque de mon enfance. Mai je me gardais bien d’en parler à Flora, et surtout à Frank. On était bien installés tous les trois, dans la fraîcheur du soir, dans une saine ambiance. Je n’allais pas me laisser gagner par des imaginations d’enfance de merde. Hélas je dis cela grossièrement. Mais j’en ai besoin. C’est trop triste de repenser à tout ça.