L\\\'Enfant qui venait du futur

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Lisbeth. Mardi 20/09/2011. Les Finances et Arthur le cochon, même combat.

 

 

 

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            Je suis sortie de ma léthargie vers treize heures, en entendant par dessus le mur du jardin gueuler le Journal télévisé que Frank avait mis à fond la caisse. La Bourse a encore perdu trois points comme hier. La gauche fulmine en accusant les grandes fortunes, etc.

 

            A portée de main, se trouve Le Monde Diplomatique d’il y a deux mois, avec en gros titre : « Ne rougissez pas de demander l’impossible, de vouloir la lune. Exigez la. Il nous la faut ». La suite ricane sous la plume de Serge Halimi :

 

            « La crise de la dette qui balaie certains pays européens prend une tournure  inédite : Née du choix des Etats d’emprunter pour sauver les banques, elle place des pouvoirs publics exsangues sous la tutelle d’institutions soustraites au suffrage universel. Le destin des peuples de la Grèce, du Portugal et de l’Irlande ne se forge plus dans les Parlements, mais dans les bureaux de la Banque centrale, de la Commission européenne et du Fonds monétaire international. En attendant une convergence des mouvements sociaux ?

 

            Mais l’indignation est désarmée sans connaissance des mécanismes qui l’ont déclenchée et sans relais politiques. Les solutions (tourner le dos aux politiques monétaristes et déflationnistes qui aggravent la crise, annuler tout ou partie de la dette, saisir les banques, dompter la finance, dé-mondialiser, récupérer les centaines de milliards d’euros que l’Etat a perdus sous forme de baisse d’impôts privilégiant les riches) sont connues. Et des gens dont la maîtrise de l’économie n’a rien àenvier à celle de M.Trichet, mais qui ne servent pas les mêmes intérêts que lui, les ont détaillées.

Il ne s’agit donc moins que jamais d’un débat « technique » et financier et bien plutôt d’un combat politique et social. »  

 

            Je ne connais pas ce monsieur Trichet et ne connaît rien à la finance. Tout ce que je vois, c’est la continuelle gabegie ambiante. Et bien, ça me fout le moral à Z. Et même plus s’il y avait plus de vingt six lettres dans l’alphabet.

 

            Après, on parle d’économie, de la hausse du prix de la viande. Et cela me fait penser à mon cher Arthur de mes douze ans. Arthur, c’était un cochon. Mais adorable. Nous l’aimions tant ma petite cousine et moi.

                                                                                                                                                        

            Mon anniversaire approchait. C’était la fin de l’année scolaire. L’été était arrivé et avec lui les vacances. Mes parents, ma sœur et moi, nous sommes allés comme tous les ans ou presque, passer deux mois dans la ferme de mon oncle. J’adorais partager tous les travaux, les moissons, les vendanges, sortir les vaches, les oies, galoper dans les près avec ma cousine Elsa qui avait le même âge que moi. Le village comportait trois bâtiments entourés de granges, situés à quatre kilomètres les uns des autres. Les fermiers vivaient encore comme autrefois.

 

            Cette année là, quand j’arrivais au sommet du chemin, la voiture étant restée en bas pour cause de mauvais état de la route, je vis Elsa se précipiter à ma rencontre, suivie par un adorable petit cochon. Je m’extasiais ! Elle me le présenta avec amour.

 

            --  C’est Arthur. Il me suit partout. Tu vas l’aimer.

                                                                                                                                  

             Je l’aimais déjà. Notre affection se développa de plus en plus. En effet, que nous fassions paître les vaches dans les prés, ou que nous participions au ramassage des pommes de terre avec les parents, frères, cousins et cousines d’Elsa, Arthur était toujours  sur nos talons.

 

             Henri, le cousin de mon père était un incorrigible facétieux et un grand joueur. Il passait  son temps à faire des paris. Il se moquait de nous et de notre sensibilité, disant que dans trois mois nous aurions oublié notre petit porcelet. Je ne voulais pas le croire. La vie des agriculteurs est dure. Je me souviens d’une anecdote horrible.

 

            Un jour à table, la conversation tomba sur la période de 42. Le grand- père d’Henri, que l’on appelait le Papé, l’avait passée caché dans la cabane du haut de la forêt des Braux pour échapper aux allemands. Le Papé raconta que son frère, habitant alors à Grenoble avait tellement connu la faim qu’il en était arrivé à manger du chat.

                                                                                                                       

            Aussitôt, nous nous mîmes à crier de dégoût. Henri paria que nous serions incapables de deviner si un bon ragoût est fait avec du chat ou avec du lapin. Les billets s’entassèrent et la Grand  Mamet les rangea dans une théière en porcelaine fleurie. Et puis, on l’oublia.

                                                                                                                                  

            Quinze jours plus tard, la Marinette qui venait régulièrement faire la cuisine, apporta sur    la  table, pour le dîner, un superbe civet de lièvre. Tout le monde se pourléchait déjà les babines. On m’avait servi un morceau de cuisse. J’allais porter la première bouchée à mes lèvres, lorsque   je m’aperçu que Mamet, n’y touchait pas. Elle faisait semblant de manger en tripotant quelques  pommes de terre et des bouts de chair.

                                                                                                                                  

             Toute la table se régalait. Le plat embaumait. J’avais envie d’y goûter. Mais je résistais fortement. Lorsque la Marinette remporta les restes à la cuisine, Mamet se leva. Elle alla chercher la théière, renversa les billets sur la table, les compta et les mit dans sa poche.

 

             --  Merci, dit-elle. Je rafle la mise. Vous avez mangé du chat.

 

             La vie est dure ici. Mais au moins, pour les paysans, les choses sont claires, concrètes. Je n’ai jamais eu de problème avec eux. Même lorsque  je fus confrontée à un dilemme que je crus tout d’abord insoluble. Cela se passa quelques jours avant de revenir à Toulon pour la rentrée des classes. Nous étions à la veille de la « Fête du Porc ». Ce jour là, toutes les fermes se réunissaient encore à tour de rôle chez les unes, puis chez les autres, pour tuer le cochon. C’était un des derniers vestige des temps passés, un prétexte pour faire la fête entre voisins.

                                                                                                                                                        

            C’est un rituel. On fait le boudin, on découpe les morceaux, on les sale, on mange, on boit. C’est une journée de ripaille. Le soir on danse. Je me souvenais des fêtes des années précédentes. Nous avions bien ri, Elsa et moi.

 

            La veille du jour en question, je réalisais tout à coup, que le cochon cette fois – ci allait être Arthur. Devenu gros et gras, il était la victime idéale. Je crus m’évanouir de douleur. Je courus vers l’oncle Henri pour le supplier d’épargner notre petit compagnon.

 

            --  Pas lui ! Pas lui ! S’il te plait oncle Henri. Pas lui ! Ne tue pas Arthur.

                                                                                                                                  

            --  Comment crois - tu que nous passerons l’hiver, sans jambon, sans petit salé aux lentilles, sans potée aux choux ?  Je sais bien  que tu manges surtout des légumes. Mais tu ne crache pas sur la cochonnaille ? Je te propose un marché. Il faut que tu saches une bonne fois pour toutes, ce que tu désires. Tu veux bien une petite aile de poulet ? Oui, mais tu ne veux pas te salir les mains à le tuer, à le vider. Tu laisses ce soin aux personnes, que tu traites inconsciemment en domestiques.

 

            Voilà le pari  :  Ou bien tu viens demain matin, à cinq heures tenir la poêle sous la gorge de ton Arthur, pour recueillir son sang qui fera le boudin. Ou alors tu renonces à tout jamais à manger un seul animal. A TOUT jamais, de TOUTE ta vie.

 

            J’était terrorisée. Je me trouvais devant un dilemme qui dépassait une simple histoire de végétalisme ou d’habitudes carnivores. Je me souvenais de mon existence dans ma Ville Bulle. J’étais nourrie de lumière par photosynthèse, comme les plantes. Cela me semblait naturel alors, en 3012. Et ici, maintenant en 1989, cela me semblait normal aussi de manger de la viande, puisque je ne pouvais pas faire autrement.

 

            Ou alors je devais tout repenser. Il FALLAIT que je sache, que je comprenne ce qui se passait dans ma tête, même si je devais m’en rendre malade d’une manière ou d’une autre.

 

             Après une nuit blanche, ma décision fut prise. Je savais qu’un jour ou l’autre je mangerai inéluctablement des animaux. C’était trop compliqué pour moi encore si petite fille, de me prendre en charge culinairement en mangeant uniquement des végétaux.

                                                                                                                                  

             J’avais un bon exemple sous les yeux avec ma tante Emma. Elle n’avalait aucun produit  animal, ni non plus aucun « sous - produit - animal ». Cela voulait dire qu’elle ne mangeait ni lait, ni beurre, ni œuf, ni miel. Elle était donc obligée, sous peine de carences, de remplacer les protéines animales par des protéines végétales.

                                                                                                                                  

            Et qu’est ce que c’est que des protéines végétales ? « Ce sont des choses qui N’EXISTENT PAS vraiment ». Ou alors, on peut les trouver, mais en quantités trop insuffisantes dans les fruits et les légumes. Il va falloir truquer pour les « créer », de façon à ce qu’elles soient assez efficaces pour notre organisme d’animal omnivore.

 

            En résumé, il faut manger en plus des légumes, CHAQUE JOUR  EN  MEME  TEMPS,  trois poignées de céréales  (blé, millet, orge, sésame, etc.) et une poignée de légumineuses (pois chiches, haricots blancs ou rouges, pois cassés, lentilles, etc.). J’admirais ma tante Emma. Mais je savais que je n’aurais jamais le courage de faire comme elle, prisonnière, esclave de ma nourriture, jour après jour.

   

            Etre déjà obligé de se servir sans arrêt de la balance de la cuisine pour peser les céréales    et les légumineuses au gramme près, sous peine de risquer de tomber malade par carence, ce n’est pas facile. Mais en plus, devoir cuisiner ces produits si originaux et essayer de les rendre délicieux comme si on était un trois toques blanches, bonjour !

 

            Mais finalement, il y a plus grave. En définitive, les légumes, les graines, les légumineuses font partie du « VIVANT », ce vivant que les habitants d’un Futur équilibré et positif ne veulent pas asservir, ne commercialisent pas, ne mangent donc pas finalement.

 

            Jusque là j’avais pensé agir lucidement avec franchise et faire un choix logique, raisonnable malgré mon incompétente faiblesse. Mais, finalement la véritable cause était due, à ma sensiblerie et surtout à mon envie de vivre sans réfléchir.

 

            Cette émotion horrifiée devant l’étal de la marchande de poules installée deux fois par semaine devant ma porte… Le pauvre coq qui chante triomphalement au lever du jour, sur le macadam du marché, sans savoir qu’il finira le soir même égorgé dans une cuisine sur cour…

me déchire le cœur de honte pour lui.

 

            En réalité, dans cette histoire de porcelet, j’agissais surtout par laxisme. Je  faisais comme ces gens que je méprisais habituellement pour leur faiblesse et leur aveuglement.

 

            Il ne me restait plus qu’un seul courage, celui de reconnaître que j’étais l’assassin de mes frères les bêtes, pour pouvoir encore les manger en état de légitime défense. Au petit matin, à la grande surprise des hommes réunis dans la grange, j’arrivai près d’Henri, blême et glacée, seule fille de la ferme, pour tenir la poêle sous la gorge de mon cher Arthur.

                                                                                                                                

            Au moment du coup incisif et définitif, je tournais la tête. J’essayais de ne pas entendre les hurlements de mon grand ami aux poils de soie si doux, que j’avais si souvent caressés dans le pré,  au bord de la rivière, sous le bois pendant qu’il mangeait dans ma main des herbes et des glands.

 

            Pendant que le sang giclait de la gorge palpitante d’Arthur vivant, condition sine qua non pour que la poêle se remplisse jusqu’au vidage total, je caressais mon cher ami agonisant de la main gauche, en lui disant des mots d’amour et en m’excusant de cette cruauté que je prenais à mon compte.

 

            Mais je n’oublierai jamais ces cris de bête qu’on égorge. Je demandais pardon à Arthur avec déchirement. Je lui dis mon amour pour lui  et pour tous les autres gorets que j’avais déjà mangé et tous ceux que je dévorerai avec ma purée, plusieurs fois par an, encore longtemps.

                                                                                                           

            Inutile de dire que je n’avalais pas de cochonnaille ce soir là, ni les jours et semaines suivantes. Quelques mois après je mordis par mégarde dans un sandwich « jambon, beurre, cornichon » , et le pli fut repris.

 

            Je devins de plus en plus végétalienne, mais pas complètement. Je n’y arrivais pas. Mon  organisme a peut - être été habitué dès l’enfance à entretenir les besoins des grands carnivores dont il descend ? Pourtant, j’aimerais bien connaître ce qui provoque mes envies et sur quoi elles reposent. La recherche peut durer longtemps. Il faut que je pense à autre chose. Vite. Je lève les yeux et je vois que là haut, sur le toit, il y a deux petits chats…

 

            Je sais. Ils sont là haut.. Ils risquent de tomber. Mon cœur que tu fais mal, me dit la Petite Personne. Il faut que je regarde ailleurs.

 

            Dans le ciel, j’ai vu des oiseaux. Et le vent qui guette les oiseaux. La mer coule le long de  la plage. Le ciel coule le long de mon bras, avec partout des nuages. Sur le toit, il y a deux petits chats qui se sont perdus dans le matin. Oh, mon cœur, qu’est-ce que tu dis ?

 

            Dans le jardin, il y a des scarabées. Comptons vite avant le choc  : Un scarabée jaune, un scarabée bleu, un perroquet bleu, une pierre bleue, une pierre blanche et noire, tu vas rire : Rayée. Puis une pierre de taille noire, un puit, deux sifflets, un sifflet rond, un sifflet de deux ronds carré…

                                                                                                                                            

            Je vois un banc en bois vert, avec trois pensées dessous pour qu’on n’y marche pas avec les pieds, des fourmis toutes en colonne. Sur la margelle il y a des colombes, trois, que l’on peut compter. J’ai marché sur la mauve  qui s’obstine à pousser au milieu du chemin et je lui ai demandé pardon de lui avoir fait mal, si mal… Oh mon cœur tais-toi.

 

            Il y a un chemin bordé de mousse. Une maison rose qui se cache derrière. Mon cœur, tu ne sais pas ce que tu cries ! Il y a un pin… Assez ! Une conque cassée en forme de triton… Assez ou je vais me fa… me fâcher ! Je disais que sur le toit il y a deux petits chats qui se sont perdus  dans le matin, qui pleurent. Il y a des larmes. Non, il ne faut pas que  je pleure... Il y a deux petits chats  qui roulent en boule jusqu’au rebord. Le ciel coule autour d’eux dans l’air… Assez, je n’en peux plus ! Tout coule autour… Assez !

 

            Ils tombent du toit. Je tombe du toit. Nous tombons du toit… Mon cœur que tu as mal ! Tais-toi. Pourquoi parler encore de tout cela ! Jamais sur terre les gens ne s’aimeront. Tu le sais bien pourtant ! On n’y peut rien. Ne cherche pas à dire ce que tu penses. Tu ferais rire les autres    et moi, pleurer. Assez ! Tu n’as jamais rien compris, jamais, à tous ces mots méchants qui se rencontrent. Tu n’as qu’à te taire maintenant, je t’en supplie. Ne dis pas qu’il y a toutes ces choses autour de toi qui se couvrent de douceur pour moi. Ne dis pas aux gens que tu les aimes, ni aux oiseaux que tu les trouves  beaux. Tu ferais rire les autres et moi, pleurer…

 

            Oh, ne dis pas que tu en as assez. Est-ce que la vie vaut la peine de vivre ? On n’en peut plus. Et ne vaut-il pas mieux être fou que ivre, saoul que libre de voir ce qui nous a perdu ? Ne peux-tu te taire un peu de temps en temps ?

 

          Et finalement, c’est ce que je me résignais à faire. Pour longtemps.

 


20/09/2011
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