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Bess. 20 Novembre 1988. 17h. Anniversaire 8 ans. L’Aigle.
Bess. 20 Novembre 1988. 17h.Anniversaire 8 ans. L'Aigle.
-- Mamie ! Chère Mamie ! Qu'est-ce qu'on va me donner comme cadeau pour mes huit ans? C'est quoi? Dis le moi, s'il te plait? Bess est très énervée depuis ce matin. Lorsqu'un baptême, une fête commémorative de naissance, un mariage ou toute autre manifestation familiale, se passe pendant les vacances chez les grand-parents, l'événement est toujours traité de façon plus grandiose qu'à la maison. On sort les nappes brodées, les couverts en argent. On met les petits plats dans les grands. L'enfant récuse ce grand gaspillage de nourriture, les hors-d'oeuvre divers et variés, avec des pâtés de grives, anguilles de mer, cagouilles d'escargots, gratins de crevettes, les plats de résistance, filets de faisans marinés, poules provençales… Puis viennent les desserts, les fameux gâteaux monumentaux, les crèmes /dont les sauces gelées sont piquetées de cerises confites, les petites mandarines écrasées dans leur jus de liqueurs de fenêtres suspendues au balcon et remplis de « micocoules », ces petites cerises. Pourtant la fillette s'enivre du plaisir de retrouver pour cette occasion, des parents venus tout exprès, pour faire ripaille ensemble. Elle, de son côté, se contente de regarder les autres manger. Une bouchée par ci, par là, lui suffit. Lorsque sa grand-mère paternelle, lui demande si elle aime le foie gras en papillotes, elle répond : -- Oh, oui, Mamie. Mais pas au point d'en manger. C'est son oeil qui trinque. Elle se contente d'un maigre brouet de graines germées, arrosé d'un jus de carottes fraîches. La soupe épaisse d'épeautre néolithique, faite de grains de blé ancien trempés de la veille, mélangée de thym, basilic, sauge, cette bouillie recouverte d'huile d'olive fait son délice. Quelques figues bleues, avec des fraises poilues cueillies de la minute, suffisent souvent pour ses grignotages discrets. Elle se nourrit surtout de lumière, heureuse du plaisir que les convives montrent sans vergogne. Elle se retient alors de fuir comme pour les autres dîners, vers le soleil couchant qui glisse le long des glycines. -- Granie, Granie chérie, que va-t-il se passer aujourd'hui pour mon anniversaire? La vieille dame se tracasse pour l'impatiente. En tant que grand-mère maternelle descendante directe, par les femmes, des premiers habitants faronnais de la Bastide, elle connaît le sérieux handicap qui bride l'enfant. C'est cette rigidité logique de ses raisonnements qui la rend inapte à la vie courante. Le moindre illogisme, ou ce qu'elle tient pour tel, la fait se cabrer. Le cadeau qui l'attend est cette fois-ci, très spécial. Pour la calmer, la vieille dame lui narre l'anecdote de l'aigle de la Bérade, celui qui était né il y a des millénaires dans les rochers de la Bastide. -- En ce temps-là, il y a très très longtemps, vivait dans la montagne, un aiglon très malingre, que sa mère avait appelé Gédéon. Lorsque le temps fut venu de quitter pour les grandes migrations séculaires, le nid de nuages battu par les vents de l'éternité, le rejeton comprit à certains signes étranges que tout n'allait pas pour le mieux. L'Aigle Royal était venu plusieurs fois en messager de l'Aigle Impérial, pour parler d'on ne sait quelle affaire ayant rapport à la faiblesse du jeune oiseau. Et les discussions entraînaient curieusement les bestioles du coin en bagarres violentes. Gédéon n'y participait naturellement pas, en raison de son jeune âge, et surtout de sa terrible chétivité. Les criaillements et les battements d'ailes, se ponctuaient de part et d'autre, de coups d'ergots, d'éperons, de becs et d'ongles. Quelques tiercelets de faucons ou d'éperviers, venus se mêler inconsidérément aux conversations, furent réduits en bouillie. Mais la colère maternelle, provoquée par ces bagarres inexpliquées, glissait, dérapait, s'exprimant avec moins de vigueur que d'habitude. Les cercles décrits au milieu des ouragans cosmiques, se rétrécissaient vers le point névralgique du nid où l'oisillon se cachait. La lutte était inégale. D'une part, les frères aînés déjà redoutables entouraient, en armada de pointe, leur Gorgone de mère. D'autre part, les cohortes misérables de tous ses rapaces inférieurs, se pressaient par centaines, prêts à les déchirer. Pourtant, la terrible famille, consciente d'aller contre les us et coutumes de sa race, se sentant donc coupable, ne semblait pas de voir gagner. Gédéon en pleurait. Il aurait voulu se mêler aux combattants. Mais il en était empêché par sa crainte maladive et par les coups d'ailes qui le rabattaient contre les rochers. -- Aï poou. Aco es aco. S'exclame en provençal approximatif, Bess apitoyée par cette impressionnante histoire. Les deux armées bagarrèrent longuement, continue Granie. Pendant des jours et des nuits, les serres noires et brillantes, les corps flexueux, onduleux se détendant tels des arcs mortels, se jetèrent les uns contre les autres. Les rostres crochus claquaient en force. Ils striaient le ciel du Faron, cette montagne collée à la Bastide, et dominant la mer. Au milieu des éclairs de l'orage que ces demi-dieux attiraient, chaque adversaire s'efforçait d'imposer aux autres sa volonté. Le combat impressionnant ne décroissait pas et se maintint dans cet équilibre fragile, jusqu'au moment où les grands rapaces arrivèrent. Ils descendaient par dizaines du haut de l'éternel. Brillant, vert et insondable, l'œil redoutable des prédateurs nocturnes se détachait sur le fond noir d'un ciel effrayant. Ils précédaient les grands « carnivores ». Les aigles féroces, et les cruels condors se mêlaient maintenant à la petite troupe veule et impuissante, qu'une seule femelle et seulement quelques enfants tenaient en haleine depuis bientôt des lustres. Les orfraies, les serpentaires, les hiboux, vautours, chevêches, hulottes, chouettes, grands-ducs, ululaient en se laissant tomber, telles des rafales de pierres, sur le nid menacé. Alors, dans un effort désespéré, Gédéon sortit du nid et se précipita pour défendre sa mère. Lui, encore si malingre, par on ne sait quel ironique maléfice, dressé sur ses ergots, il voulait se battre comme les autres. Lorsqu'elle le vit se tordre pour chercher à l'atteindre, le cri déchirant qu'elle poussa, pure explosion d'amour maternel et de douleur, fit éclater par la violence de son ire, la cohésion de la meute. En reculant, les ornithos formèrent des nuages de plumes claires, rendues rouges par le sang chaud qui bariolait les pelages sombres du dos et des ailes, le duvet blanchâtre du ventre, le dessous argenté des flancs. Perdant « aigrettes » et « panaches » dans leur fuite, ils laissèrent le champ aérien libre, vide jusqu'après l'horizon. La mère avait gagné droit à la vie de son enfant. Elle pourrait l'emmener avec elle dans sa migration annuelle. Ils partirent le soir même, sans prendre de repos. Bien calé sur le dos de sa génitrice, Gédéon fendit les airs, emporté magiquement, vers les verts espaces de leur future zone de chasse. L'entêtement maternel avait détruit dans sa lutte, l'idée ancestrale, qu'un petit, trop faible pour voler doit être abandonné. Pendant des milliards d'années, cette histoire se répéta. -- Il n'y a plus désormais, pour boucler la boucle, conclut Mamie, qu'à détruire l'idée qu'un jeune trop faible doit être secouru. En réalité, il ne faut rien affirmer, surtout pas l'affirmation. Effacer l'acquis est indispensable. Il y a des moments, où il faut abandonner le petit et accepter l'étrange pensée qu'il se débrouillera tout seul, mieux que dans sa famille. -- L'a ren comprès. Ma aco ne fa ren, dit Bess impatiente d'avoir cette année encore ce fameux festin, animé par les invités de marque habituels. L'agape était contraire à son éthique, mais attendue comme confirmation de sa venue au monde, et adhésion de sa famille à son droit d'existence. Pendant ce temps là, le remue-ménage qui se faisait entendre dans la salle de réunion, s'était tu. On vint la chercher pour la faire comparaître devant ses ascendants proches réunis pour l'occasion. Quelques grands oncles et grands neveux, arrières grands-pères plus ou moins alertes sous les clinquants de leurs cravates de fête, faisaient arrière plan, pour représenter le jeu complet de la hiérarchie directe. Tout le titoum mêlé au saint frusquin, en redescendant jusqu'aux parents, pour s'étendre aux frères, soeurs et cousins, formaient ce qu'habituellement Bess vilipende le plus : La FAMILLE. En effet, ce groupe spécial, limité à la plus stricte consanguinité, se cantonnait pour elle à une affectivité non choisie... Alors qu'au contraire, les hommes, les femmes et les enfants de la terre entière pouvaient se lier entre eux par affinité, pour des bonds de grenouille dans les mares du grand large… pour des tendresses innocentes illimitées, mais surtout pour des rencontres non obligatoires.. Toute petite, elle se retrouve seule face à la foule compacte et grave qui la regarde. C'est au tour de papa de prendre la parole. Gêné par le poids de son insolite cadeau, il en vient presque à bégayer : -- Ma chérie. Nous avons décidé d'un commun accord… et après en avoir examiné toutes les circonstances… de te faire finalement confiance. Si nous sommes réunis ici, c'est pour t'offrir aujourd'hui, jour d'anniversaire de ta naissance, au moment où tu as dépassé d'un an l'âge de raison, c'est-à-dire que tu as aujourd'hui huit ans… la liberté que tu réclames sans cesse. Papa s'embrouille d'émotion incongrue. Bref, nous t'accordons ton indépendance sans réserve, et ce, dès maintenant. Nous ne chercherons plus à te faire obéir contre ton gré. Les lois, les règles que tu récuses n'auront désormais, si tu le désires, plus cours pour toi. " Nous SAVONS que tu ne RAISONNES PAS COMME NOUS, comme les gens de ton clan, comme ta famille…. Bien que nous ne comprenions pas du tout tes idées, nous sommes bien obligés de reconnaître, que tu ne reviens jamais sur tes décisions. Tu sais toujours ce que tu veux avec honnêteté et franchise. Mieux vaut te libérer de notre tutelle. Tu seras dorénavant responsable de tes actes et de tes pensées. Ainsi, n'ayant plus de compte à rendre à personne, tu pourras prendre toute seule tes propres responsabilités. Un grand silence s'étend sur l'assemblée. On attend la réaction de Bess. Elle ne vient pas. Plusieurs anges très lourds passent, en pesant de tout leur poids sur l'atmosphère. Papa insiste, avec la nette impression qu'il se répète. -- Nous ne pouvons faire plus. Impuissants à te guider, t'enseigner, te donner apprentissage, éducation, conseils, il nous devient impossible de te suivre sur une route qui n'est pas la nôtre. A partir de maintenant, « TOUT CE QUE TU FERAS, SERA BIEN FAIT ». La phrase terrible est lourde de conséquences. Bess la reçoit de plein fouet, sans bien comprendre ce que cela veut dire. Elle ne retient qu'une seule explication. Ils la laissent tomber. Elle éclate en gros sanglots. -- Lâches. Le voilà le cadeau de mon anniversaire ? Vous m'abandonnez? Vous avez peur? C'est dégoûtant. Je refuse. Ne me laissez pas toute seule. Je veux que vous m'aimiez non seulement malgré mes défauts, mais surtout POUR mes défauts. Et je veux que vous soyez heureux avec moi. Elle étouffe de rage désespérée. Elle oublie que depuis longtemps déjà, elle rejette cette idée de la cellule familiale, raisonnant en deux dimensions sur des rites, us et coutumes resserrés autour d'axiomes immuables. Elle ne voit pas la liberté. Elle ne sent que l'abandon. Sa mère la regarde avec une infinie tristesse. Personne ne la réconforte. -- Vous me repoussez parce que vous en avez assez de lutter contre moi? Vous voulez rester dans votre confort moral? Vous désirez oublier ce qui vous gêne. Au lieu de m'aider, vous fuyez, lâches, lâches. LACHES ! Mamie l'emporte convulsée. L'assistance est accablée. On ne cherche même pas à la consoler. Ils se regardent consternés, impuissants. Ils ne peuvent rien faire. Ils ont déjà fait tout ce qu'ils pouvaient. Ils lui ont rendu sa liberté. C'est déjà beaucoup. Que peuvent-ils faire de plus? Ils sont au bout. Ils ne peuvent pas aller plus loin. Granie elle, le sait. Ce ne sont pas des géants. Qu'est-ce qu'un géant? Comment être un géant aujourd'hui? Y A – T – IL UN GEANT DANS LA SALLE ?