Page 8
Thomas. Samedi. 3 Juin. 3.009. Vingt trois heures.
Thomas. Samedi. 3 Juin. 3.009. Vingt trois heures.
Exceptionnellement aujourd'hui, Léa, Milo et Thomas ont décidé de ne suivre aucun cours. Seules les taches dans lesquelles ils sont impliqués et qui réclament leur présence, ont été effectuées dans la matinée.
Léa a assuré la permanence de la pouponnière. Thomas, après avoir vérifiéque le problème d'ordures ménagères avait bien été résolu en sous-sols par les robots, a passé une partie de la matinée en Cabine de Gestion, près de Lister.
Rien de particulier à faire, à part quelques signaux intraduisibles, en provenance d'une autre galaxie. Mais cela arrivait souvent, sans que l'on puisse en déduire si les picxels étaient dus à des entités évoluées et non au hasard.
Ainsi, la Ville Protégée, et ses trois millions d'habitants, semblait bien seule sur terre et dans l'Univers. L'expédition, partie vers « Rigel Kantaurus A », en 2.108, avec deux fusées garnies d'une centaine d'individus, n'avait jamais donné de nouvelles.
Thomas, sous l'oeil de Lister, vérifia le bon fonctionnement des ondes non nocives
provenant des étoiles. C'étaient elles qui permettaient le bon fonctionnement de la Ville.
Elles avaient été mises en étude, dans les années 1.980, par un chercheur qui, malgré des conférences appréciées par tous les scientifiques présents à ses exposés à la Sorbonne,
n'avait jamais pu se faire écouter des dirigeants de l'époque.
Ce n'est qu'en 2.012, que la France mit en route la Ville Bulle avec ses énergies sans danger pour l'être humain.
Les quelques peuplades de nomades normalement sexués qui restaient encore sur terre, en 3.012, vivaient toujours comme à l'âge de pierre, à l'aide de feux épars, privés de pétrole et à plus forte raison d'énergie électrique et nucléaire.
La presque totalité de la population terrestre avait disparu sous l'action conjuguée de la famine, des guerres, de la surpopulation, des attaques bactériennes et surtout de la terrible nuisance des redoutables ondes pulsées, créées tardivement par l'homme, aveugle d'inconscience. Cette terrible aventure avait beau être racontée en classe d'Archives, Thomas ne s'était jamais vraiment rendu compte à quel point, les habitants de la Ville Bulle étaient épargnés par la vigilance de ses gestionnaires.
En sortant de la Cabine de Gestion, il rejoignit Milo que ces préoccupations ne touchaient pas. Interdit pour quelques jours de présence dans la Salle des Archives, son lieu de prédilection, il avait passé la matinée à dormir.
A 16 heures, les trois amis s'étaient retrouvés sur la passerelle qui domine la Salle Centrale ouverte vers le Dôme de la Bulle avec Helmut et François, chez qui Léa et Milo créchaient. Déjà les groupes de musique se mettaient en place sur la scène circulaire. La lumière du soleil éclatait, se reflétant dans toutes les vitres bombées qui ne laissaient passer que les lueurs bénéfiques, source de nourriture et de vie, grâce aux gènes de la photo-synthèse dont ils étaient pourvus désormais.
Thomas se sentait excité à l'idée de la nuit qui s'annonçait folle. Il était vraiment ravi d'oublier pour un moment ses cours de botanique et de survie en milieu extérieur, devenus pourtant devenus sa principale passion. Comme beaucoup de pré-ados, il avait déjà changé
plusieurs fois de direction. Pendant un moment, les Archives l'avaient intéressé. Mais le plongeon dans le passé, le mettait mal à l'aise.
L'étude des formes de Pensées Nouvelles l'avait occupé quelque temps, mais pas au point de s'éterniser dans les Ateliers de Recherches Non Dimensionnelles. Au bout de quelques mois passés avec Milo dans les Cafés Philo d'Etudes Non Dualistes, il s'était désintéressé de la question, tellement ces positionnements lui semblaient faciles à comprendre. C'était un peu comme si c'était lui qui les avait pondus.
Par contre, inscrit dès l'âge de dix ans pour tous les stages de sorties en milieux naturels sa passion ne l'avait plus jamais lâché. Ces exercices ont pour but de surveiller et de protéger la Bulle par des contrôles proches ou même lointains.
C'est ce qui l'intéressait le plus, plus que l'étude de la composition chimique et biologique de la faune et de la flore.
Autours de lui, des cris aigus le font sortir brusquement de ses pensées pour le
forcer à se consacrer à la cacophonie qui l'entoure. Helmut a sorti de son étui, son dodécaphone, sorte de flûte à bec, composée de trois étages articulés. Il semble presque plus jeune que les trois ados qui l'accompagnent.
Seule sa combinaison orange, trahit son statut d'adulte. Il faut dire qu'ici, passés dix huit ans, l'âge n'existe plus. La frontière située entre les pré
-adolescents et l'age adulte, va durer sans distinction particulière, jusqu'à cent cinquante ans, date moyenne d'une vie.
Pendant tout ce temps, les individus vivent sans se préoccuper de leur extérieur
physique, qui compte peu. Tout le monde s'en fout. Seul le Centre de Contrôle physiopsycho est au courant des changements, même imperceptible de chacun et cela grâce au bracelet XY, robot informatique cloné sur son propriétaire Si on veut connaître l'âge de l'intéressé, on peut le demander à l'individu, qui généralement ne le sait pas. Il devrait pour cela regarder son bracelet montre électronique XY. Mais cela n'intéresse personne.
Main dans la main, Thomas et Léa courent sur le tapis roulant qui fait le tour des gradins. La musique sort des haut-parleurs. Thomas appuie sur le bouton « Silence » de ses
oreillettes. Il a envie d'être seul et ne plus rien entendre pendant un moment. Seule, la pression de main de Léa le tire de sa rêverie. Aurore et Kert se tiennent debout devant eux. Ils sont habillés en oiseaux lyre.
Thomas se souvient qu'il leur a donné un des textes de Daans, prévu pour être dit en slam, aujourd'hui. C'est le moment. Les deux ados lui font un petit signe des yeux et descendent vers la scène. La musique se déchaîne. En bas, les joueurs se donnent à fond.
Tout à coup le silence s'installe lorsqu' Aurore se met à parler. Les musiciens soutiennent son texte qui est une ode à la parole. Et en même temps, la musique scandant les mots, devient partie prenant. La voix d'Aurore monte jusqu'au Dôme, s'amplifie. Les syllabes se détachent sur le titre :
-- « Peuple des Mots dont je suis le dictateur et l'esclave… »
Ils sont devant moi, des milliers et je les appelle, les regroupe pour mon plaisir ému, amusé, apeuré aussi, car ils surgissent parfois à l'imprévu et se regroupent, se révoltent, me dominent,m'échappent.
Je goûte leur grouillement sourd, leurs éclats de voix, leur jaillissement de fontaine.
Je les sollicite… je les aime… je les adore… les mots de tous les jours, ceux du dimanche habillés de soie, les mystérieux, masqués comme au Carnaval, les pauvres, les simples, passe-moi le pain….les doux, les humbles… prends ton écharpe, ne me dis rien… les passionnés plein de flamme et qui frappent au détour d'une phrase. Même les termes arides de technique, les questions volontaires des interviews, la poésie qui écorche avec l'oiseau trop vite blessé…
Je raffole des mots par dessus tout, mon cinéma, mon aventure, mes sorcières, ma surprise, ma force vive et ma douleur blessée… car ils sont comme moi et tous les autres. Ils vivent de leur proprevie et me la font partager. Ils me permettent d'échafauder des châteaux de papier se dressant devant moi, par craquements secs et vivaces. Ils me donnent la vie de l'échange avec l'autre, ma mère, l'inconnu reçu dans sa bulle au détour d'une rue.
Au commencement, il n'y avait rien… Le néant, une latence qui grandissait, n'en finissant pas d'attendre, de mûrir, de devenir puissance de néant, d'exploser de sursaturation pour devenir chaos.
De ce chaos sortit la création et toute chose prit forme, l'esprit, la matière, la lumière, la vie, avec le « mot », flèche de la parole qui forma l'oeuvre de l'homme, la nourrissant de son lait. Puis l'Univers à son tour explosera devenant sursaturation de puissance d'invention, sa connaissance
infinie le perdant encore, le sortant du néant, comme cette phrase formée de syllabes… mots devenus éblouissants de matière.
Alors, de nouveau nous attendrons ce peuple des mots, dont je suis le créateur et le captif. Je crée ainsi, leur assemblage magique, gracile et fort et ils me créent en boucle, chaque jour différent. Je devrais dire différente, mais c'est autre chose alors… quelque chose de différent. Car c'est là que se trouve la merveille improvisée des mots tracés en quadrillé piqueté d'étoiles m'entraînant dans le tourbillon magique de leurs flammes. A eux tous, merci au petit peuple des mots, à cette planète voltigeant dans l'émotion de l'irréel.
Mais, tout le monde n'est pas comme moi. Certains ne veulent pas apprendre à les affronter dès l'enfance, les apprivoisant, se les appropriant comme jouets. Seuls, quelques effrontés, vont plus tard entrer dans leur royaume, ce pays où le Prince est un enfant ».
Lorsqu' Aurore se tait, la foule hurle en scandant son nom. Seul Thomas n'applaudit pas. Il cherche des yeux Daans qu'il a aperçu vers le début de la soirée, glissant sur le trottoir. Mais celui-ci a disparu, et malgré la demande d'Aurore de venir le rejoindre au micro, il n'apparaît pas.
Cela ne l'étonne pas. Dans a horreur que l'on parle de lui, et surtout qu'on le mette en avant. Déjà bébé en pouponnière, on ne pouvait pas le chouchouter en lui disant qu'il était « Mimi… » Cela l'énervait. Il préférait se fondre dans la masse. Idem, lorsqu'en colonie, entre trois et dix ans, lorsqu'on le félicitait pour ses prouesses épistolaires.
Lorsqu'il atteignit à dix ans, l'âge des pré-ados, il prit un local particulier, comme Thomas, pendant que Léa et Milo rejoignaient Helmut, Laure et François dans leur grand appartement. Les trois adultes hébergeaient aussi les ados Aurore et Sark.
En pensant à Sark, Thomas se rend compte qu'il l'aime bien. Ce n'est pas le cas de tout le monde. Sark, qui en est à son quatrième clonage depuis 2098, possède une incroyable vitalité. Petit, mais hyper costaud, il révolutionne tous les milieux et toutes les sphères de la Bulle avec des idées créatives et novatrices. Il a, entre autres, créé une dynamique de groupe, appelée « Centre des Différences ».
Celle-ci se sert (avec « l'Information Immédiate »), des bracelets électroniques « XY » de chacun.
La musique des Noorsmogs hurle. Les sons montent en cascade faisant bouger Thomas malgré lui. Les paroles délétères ont été changées en positif, pour la « diffusion grand public ». Pareil pour la musique. Quelques notes joyeuses ont rendu la mélodie enivrante. Seul Rem, en Salle des Archives a le droit de les diffuser en intégral, tout en restant vigilant… et toujours prêt à corriger les effets nocifs des textes souvent trop violents.
-- Quelle bonne idée a Sark, avec son « Centre des Différences », s'écrit tout haut Thomas ! J'irai le voir demain…
Mais pour l'instant, la Fête est partout et demain sera un autre jour.