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Emilie. Mardi 05/07/2011. Un début de manipulation
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La réunion avait été houleuse. Ferré n'était pas là. Jules était contracté. Véra très nerveuse, n'arrêtait pas de récriminer. Cela n'avançait pas. Tanguy s'en prenait au pauvre Cybor2 qui n'en pouvait mais.
D'après la façon dont les jeunes gens manipulaient l'ordinateur, Emilie se rendait compte qu'ils avaient dû travailler toute la nuit sur le Programme volé, traitant du début de son Intelligence Artificielle Personnelle. De l'IA/P, ils connaissaient surtout la partie concernant les aventures d'un voyage simulé, au travers de la Planète LUR.
Ils naviguaient avec facilité dans le trajet Logique de cette Question Primordiale que l'interrogateur se pose en début de parcours. Ils filaient sans problème jusqu'à la réponse, qui était la récompense de la course au Trésor. Celle-ci, telle la découverte du Graal, couronnait la recherche.
Quand aux Tests Instantiels, ils les pratiquaient comme s'ils n'avaient fait que ça toute leur vie. Emilie eut même la surprise de découvrir que le Service Technique de Ferré avait fabriqué à la Paléosoft, un organizer, qui donnait à la commande et dans la minute, la description du Personnage en cours. Encore plus fort! Un double du gadget était selon Tanguy, déjà au travail depuis le matin. L'explication qu'il en donnait glaça la jeune fille.
-- Ferré est en ce moment même au Parlement européen. Il accompagne le Représentant Français, pour le driver avant son discours, grâce à l'Appareil-Test. L'affaire porte sur l'utilisation de la nouvelle farine ALLFOOD, fabriquée par les américains. Cet aliment peut contenir sans danger, jusqu'à des cadavres avariés et porteurs de germes puisqu'il est neutralisée par le ‘Paron II’
C'est un gros marché porteur à saisir, et la France a intérêt à se placer en tête des échanges. Ferré va tâcher d'utiliser l'organizer, pour tester à distance les adversaires du projet. Ils seront ainsi plus faciles à surprendre, et à contrecarrer.
Emilie entendit Mimi rire dans son oreille. Elle vit se dessiner dans l'écran du bas de ses verres de lunettes, une pieuvre jouant au loto avec le Président de la Nouvelle République Européenne. Son Cybercerveau deviendrait donc un dessinateur humoriste?
-- Tu n'as plus qu'à signer, plaisanta Emilie tout haut.
-- Nous signerons tous ensemble, au nom de la Paléosofts, répondit Tanguy, qui croyait qu'elle s'adressait à lui
-- C'est fait. Je l'ai faxée au " Monde d'Aujourd'hui " avec le nom de Ferré, précisa la Cybermachine par le truchement du micro des branches de lunettres.
Emilie passa avec l'équipe, une heure pénible. Elle cherchait à biaiser pour ne pas leur en dire trop. Véra ne voulait pas en rester simplement aux Tests et au Voyage. Elle insistait pour savoir comment marchait une IA/P et questionnait d’une voix forte.
-- Récapitulons. N° UN = " Maintenant le Joueur sait qui il est. " S'acharnait-elle. DEUX = " Il a trouvé la réponse à sa Question Primordiale du moment." Mais cela ne suffit pas pour qu'une machine pense à sa place. Qu'y a-t-il ensuite? Que doit faire le Joueur pour que la Machine devienne autonome?
Emilie se résigne à dévoiler la suite des opérations, en essayant de ne pas trahir Mimi.
-- Il faut maintenant apprendre à l'IA/P, comment le Joueur-Individu traite son Information habituellement. On va créer une simulation du Traitement d'une Proposition d'Information. Cette opération orchestrée par le cerveau personnel du participant se réalise au coup par coup.
-- Je n'y comprends rien du tout, grinçait Véra. Explique- toi mieux.
Emilie fut obligée de leur donner la documentation concernant la troisième étape. Elle les fit même jouer sur le début d'une réalisation grandeur nature. Mais l'heure, heureusement pour elle, passait comme le vent. Elle put remettre au lendemain, la description du troisième volet du Jeu, avec la distribution des fiches de couleur.
La panoplie complète comportait aussi trois Courbes de Gauss de différentes tailles, la carte de géographie du périple, les enveloppes représentant les Mémoires, etc. Mais ils en avaient assez pour aujourd'hui et elle, elle en avait plus qu'assez.
Après leur départ, elle prit un bain. Pour une fois, elle se sentait le besoin urgent de, se laver d'une sensation pénible. Le Cybercerveau posé sur la tablette se couvrait de buée. Mais connaissant l'état de sa partenaire après cette journée épuisante, Mimi se taisait.
Emilie s'efforçait avec soulagement d'imaginer que la Machine pensait seulement pour elle-même, mais pas au delà. Elle le souhaitait. Le téléphone la tira de sa léthargie.
-- C'est Jules. Je sais que tu es là. C'est allumé dans ta salle de bains. Je peux monter?
-- Je suis épuisée. Peut-être demain?
-- C'est très urgent. J'ai peur que ce ne soit grave. Je viens?
-- Dans une heure, c'est possible?
-- OK. A dans une heure.
Emilie s'allongea sur le lit. Nichée dans son peignoir trempé, elle soupira. Elle soupirait beaucoup depuis quelque temps. Mimi prit la parole.
-- Il s'est passé quelque chose?
-- C'est Jules. Il est vraiment mignon. Il voit que je suis dans la merde face à la Paléosoft.
Il veut m'aider.
-- Méfie-toi de lui, tout de même.
--- A propos, comment se fait-il que tu n'aies pas vu le contrôle de présence qu'il a placé sur les portes de l'appartement et de la cave? Chapeau pour les protections.
-- Je l'avais bien détecté. Toutefois, j'ai préféré ne pas t'en parler vu ton état de faiblesse actuelle. De plus ils ne peuvent rien faire contre nous. Tout est verrouillé. C'est pour cela que je te suggère de te méfier tout de même de Jules. Bien qu'il soit MIGNON, il ne peut être pour toi, qu'un jouet, un réconfort en peluche.
-- Pourquoi dis-tu ça? S'indigne la jeune fille choquée.
-- Soyons clair. On se motive pour être lucide et aller jusqu'au bout? D'accord? Jules est peut-être adorable, mais c'est un Archaïque. Il croit encore au devoir, à la parole donnée. Pour lui, on doit agir selon sa conscience. Il croit encore qu'il en a une.
L'efficacité du respect cybernétique ne l'illumine pas. Il frôle tout juste la Sémantique Générale, qui est encore si arriérée malgré son progrès réel par rapport aux vieilles méthodes.
Cette attitude le rend touchant, bien sûr. Mais il est bien retardé sociologiquement, donc psychologiquement. Il l'était déjà à sa naissance et il l'est depuis trop longtemps pour pouvoir en changer.
Emilie est furieuse. Elle essaye en vain de couper la machine qui, imperturbablement poursuit son exposé.
-- Il ne pourra jamais être un Intervenant potable. Il n'y en a d'ailleurs pas beaucoup de valables dans le monde. De plus, la plupart de ceux qui le sont, n'en sont pas toujours conscients. Tu as en tout et pour tout, moins de deux cents terriens capables de comprendre un monde comme celui de LUR, et encore.
Toi, tu pratiques la Logique Universelle de Rigueur depuis ta venue sur terre, grâce à ta cousine Lisbeth qui t’a montré ce que c’est. Tu as eu de la chance de la connaître tôt. Tu peux donc rester presque imperméable à toute séduction malsaine de brouillage de lucidité. Mais les autres? A part peut-être, Elisabeth qui avec un cerveau qui semble en effet venir du futur et d’un monde équilibré et LOGIQUE, montre un entêtement ressemblant à de la bêtise, puisqu’elle refuse tous les Processus de pensée dualiste, jugés trop restrictifs.
-- Mais Jules peut essayer de comprendre. Par amour par exemple? Tu peux saisir?
-- Ma pauvre Emilie, je te plains. Tu attends toujours le Prince Charmant !? Ta Petite Personne ne peut s'empêcher de croire que quelqu'un d'extérieur, va la prendre par la main, l'admirer, la choyer, la porter à bout de bras? Oui?
-- Oh ! Je sais ce que tu vas dire. C'est quand même moi qui t'ai programmée ! Ne l'oublie pas. S'il te plait !
-- Et bien, dis-le toi-même, si c'est toi-même qui le dit. Cela te ferait du bien de parler de ce que tu sais. Ne serait-ce que pour te le remémorer.
Tout à coup, Mimi diffuse insidieusement la page 7 du Fascicule LUR, sur le mur blanc situé en face du lit. Emilie sursaute devant l'intensité de l'écran improvisé.
-- Qu'est-ce que tu fais? Comment fais-tu ça?
-- Je projette une partie du fichier Lexique que j'ai ouvert au chapitre A, tout à fait approprié à la situation.
-- Mais comment est-ce possible?
-- Je transfère mes données. Je filme avec la Webcame numérique incorporée, les quelques éléments que je sélectionne. Je n'ai plus qu'à les envoyer par émission radar, en calculant la distance de la projection. Là, je peux ajuster la luminosité en fonction de l'éloignement et du support. Il me devient possible alors, d'inscrire dans le ciel, au dessus de la maison, en lettres flamboyantes =
« JULES JE T’AIME ! ! ».
-- Oh ! La barbe avec Jules ! Boucle-la ! Mais attends, j'y pense ! Elle est géniale, ton installation. Comment se fait-il que je n'y ai pas pensé?
-- Tu y avais pensé. Mais tu ne l'as pas concrétisée. Et moi, je l'ai faite, juste de la façon dont tu l'aurais réalisée. D'ailleurs, tu m'en avais parlé la veille du 14 Juillet dernier, en regardant travailler un artificier. J'ai réfléchi et comme je procède par ondes et réflexion, il m'est même possible de faire des feux d'artifice au dessus de ma tête électronique à travers des montagnes. Résultat garanti. Surtout au niveau rapport qualité / prix.
Comme Emilie béait la " bouche ouverte ", la machine commença à lire à voix haute le Fascicule LUR. projeté sur le mur clair, en grosses lettres noires.
-- Si toute sensation, affection, sensation, sentiment, etc… est appréhendée comme une information, l'amour comble fictivement, un besoin créé fictivement.
QUESTION 1 = Quels sont tous les besoins fictifs, créés pour être comblés par l'amour?
QUESTION 2 = Quels sont les informations nommées amour, créées pour combler fictivement un ou plusieurs besoins?
-- Je ne veux surtout pas savoir ça maintenant. Ni quel est ce besoin, ni ce qu'il signifie !
-- Ni savoir quelle est cette information créée pour combler fictivement, ce besoin créé fictivement? N'es-tu pas en train de chercher une personne qui te comblerait sans que tu aies rien à faire d'autre que de lui ouvrir les bras?
-- Cela n'existe pas, hélas ! Dit Emilie d'une voix boudeuse.
-- Mais si pourtant, tu le sais bien! Ce quelqu'un existe, puisque c'est de ta Grande Personne dont il s'agit. Tu as assez parlé avec elle depuis ton enfance. Lorsque tu pleures parce que tu as cassé ta biscotte, la Grande Vision dit = « Comme c'est stupide de pleurnicher pour si peu, alors que tant de gens meurent de faim ! » Elle est toujours présente, ELLE. Crois-moi, laisse tomber Jules.
-- Je suis sûre qu'il VEUT comprendre.
-- C'est un banal Murien. Même charmant et généreux, il ne rentrera jamais dans un autre monde que le sien. Avec la meilleure bonne volonté, il n'y arrivera pas. D'ailleurs fie-toi à ta formule = « Ce n'est pas la peine d'expliquer à quelqu'un qui ne peut pas comprendre. Il ne comprendra jamais. Et ce n'est pas la peine avec quelqu'un qui peut comprendre. Il a déjà tout compris ».
-- Bon. D'accord. Mais si le verbe créé à chaque Instant ne peut plus être érigé en étalon, et si alors, une communication valable ne peut se faire que d'intuition à intuition, le langage est-il toujours nécessaire? Ne sera-t-il utilisé que comme signal, musique ou tromperie?
-- Même pas. Je peux t'en parler en tant que Machine moi-même. Dans l'emploi d'une grille générale, programmée avec les diverses appréhensions des divers individus et les divers Processus de Pensée employés pour véhiculer ces Appréhensions sur la Courbe Dynamique de l'Instant, le langage deviendra un simple jeu de piste sans aucune utilité. Jules pour le moment, est bien loin de pouvoir comprendre un milliardième de cette explication sur les échanges Luriens de Lisbeth !
-- Hélas ! Je le sais bien. Mais si un jour il est prêt à comprendre?
-- C'est vrai. La Logique Universelle de Rigueur le reconnaît avec Monsieur de la Palisse. Si un jour, quelqu'un est capable de comprendre ce qu'il n'avait pas compris jusqu'alors, il sera alors devenu capable de comprendre. Mais pas Jules. Jules en a encore pour au moins deux ou trois réincarnations, avant d'être mûr.
Dans leur Logique obligatoire de raisonnement de Rigueur, Emilie et sa Cybermachine IAP, baptisée par elle-même Mimi, prononcèrent en même temps, l’obligatoire phrase restrictive de doute positif :
-- SI LA REINCARNATION EXISTE !
Emilie fatiguée, s’allonge sur son lit. En attendant Jules elle a mis sa robe de chambre couleur fuchsia ou approchant, par dessus ce petit pyjama mauve à petites étoiles ressemblant à des fleurs. Elle se sent en confiance.
Mimi ronronne doucement, puis de plus en plus fort. Elle se rend compte que le bruit vient de la montre bracelet posée sur sa table de nuit et dont elle ne se sert plus depuis longtemps. Et tout à coup, elle comprend. La Cyber Machine est DANS le mécanisme !
-- Mais Mimi, c’est toi ? Elle ne peut s’empêcher de mettre le bracelet à son poignet, tout en pensant qu’elle se place sur elle-même, comme un surveillant électronique ! Mais elle se reprend.
-- De toutes façons, tu me colles, même quand tu es à l’autre bout du monde !
-- C’est ça le progrès, rigole Mimi.