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Chris les Hoirs et les Puants. 15 Mai 2012.
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Chris les Hoirs et les Puants.15 Mai 2012.
Depuis déjà pas mal d’années Granie hébergeait dans une petite maison rouge située à l’autre bout de la propriété de la Bastide, Janine Malet, son mari Hubert et leur jeune garçon Chris. En échange du logement, Hubert donnait un coup de main au jardin et sa femme aidait pour les grosses lessives ou dans les grandes occasions.
En effet, pour les habitants de la majestueuse Bâtisse familiale qui abritait parfois jusqu’à plus de vingt cinq personnes, la notion même du terme de domestique n’existait pas. En début d’année, chacun choisissait une tâche. Il pouvait même en changer en cours de route, à condition de trouver quelqu’un pour le remplacer. Mais pour les grosses corvées épisodiques, il y avait souvent besoin d’une personne étrangère qui vienne donner un coup de main. Les remerciements allaient des offres d’habitation, aux paiements en argent ou autres dédommagements.
Cette année, le petit Chris qui était né à la Bastide, venait juste d’avoir quinze ans. En avance sur ses classes, il suivait les cours du Collège Saint Antoine et ne se rendait pas vraiment compte des efforts financiers que ses parents faisaient pour lui permettre de continuer ses études. Son père qui gagnait tout juste sa vie comme jardinier le laissait vivre dans l’insouciance de l’adolescence. Ils ne savaient pas que tout allait bientôt changer.
Ce matin comme tous les samedis, Chris avait accompagné sa mère au marché du Cours Lafayette, pour l’aider à vendre quelques légumes de leur potager. Vers treize heures, Janine a emmené son fils sur le quai du Vieux Port situé à quelques mètres de là, pour lui offrir une glace sur la terrasse du café situé près de la statue de celui qu’on appelle avec effronterie, l’Amiral de « Cuverville ». Ce monument représente une sorte de guerrier de marbre de quatre mètres de haut. Levant son sabre dans les airs, il montre son derrière aux habitants de la Ville Basse.
De cette fameuse place, on peut voir les bateaux de guerre, dresser avec majesté leurs carcasses de fer, et derrière eux, se profiler entre la Rade et la Méditerranée, la presqu’île de Tamaris. Ce jour là, haut dans le ciel, le soleil inondait tout le décor, de sa chaude lumière.
A la table située derrière la leur, assise à côté d’un monsieur chic et bien habillé, une jolie jeune fille de l’âge de Chris sirotait une menthe à l’eau. Le jeune garçon ne pouvant pas s’empêcher de la regarder discrètement, voyait bien qu’elle aussi, lui jetait quelques regards.
Tout à coup, Chris se sentit très mal. Sa tête était prête à éclater et son cœur le serrait à l’étouffer. Pris d’un malaise terrifiant, il vit au dessus de sa tête, très haut dans le ciel sans nuage, des centaines d’avions lâcher des milliers de bombes sur tout le bas de la ville jusqu’au Cap Brun, et longeant le bord de mer, canarder le Mourillon et les plages.
Autour de lui, c’était le carnage. Les engins de mort explosaient, tuant au passage des milliers de gens. Il vit sa mère ensanglantée tomber sur le sol, morte. Avant de glisser par terre évanoui, il cria : « Les avions, les avions, mon Dieu, attention les maisons s’écroulent ! »
Immédiatement, les gens s’agitent autour de lui. Le patron du bar et le monsieur de la table voisine se précipitent, pour essayer de le ranimer. Janine effrayée demande qu’on appelle Police Secours. Elle a pris son fils dans ses bras. Tout d’abord, celui-ci ne semble pas la reconnaître. Puis, au bout d’un grand moment, petit à petit, il se calme, et petit à petit tout son corps se détend. Puis sa tête se pose enfin sur le sol.
-- Ce n’est qu’un simple malais sans gravité, dit le monsieur venu à son secours. Je me présente, je suis le Docteur Ferliner. Est-ce que votre fils a souvent de ces crises ?
-- Jamais, répond la mère. Chris est en très bonne santé. C’est la première fois que pareille chose lui arrive. Sauf une fois peut-être… Il y a deux ans, il a cru être un Chevalier du Moyen Age. Il se battait dans le vide. Mais cela n’a duré que deux minutes. Et tout de suite après il avait tout oublié…
Aidé de Ferliner, le patron, l’air très troublé, installa le garçon sur une chaise longue.
-- C’est très bizarre vous savez… Quand ce jeune homme a crié qu’ils voyaient des avions lâcher des bombes sur la ville, cela m’a rappelé le moment où en 1942, pendant la dernière guerre, l’aviation américaine est arrivée pour bombarder l’Arsenal.
Tous les passants applaudissaient leurs sauveurs. Les gens sortaient des habitations pour les acclamer. Mais les aviateurs ont fait une grave erreur. Au lieu de viser le port de guerre, ils ont arrosé tout le bas de la ville avec les quartiers du Mourillon et en longeant la mer, ils sont arrivés jusqu’au Cap Brun. Il faisait beau et chaud comme aujourd’hui. Les maisons nous tombaient dessus. C’était horrible.
Moi j’étais là, avec mon petit copain Mathieu, dans ce caf qui était celui de mon père. Nous avions huit ans. Il faisait beau comme aujourd’hui. Lorsque l’attaque a commencé, les morceaux de fer sautaient de partout. J’ai reçu un éclat dans le coude. Regardez. J’ai encore la cicatrice.
-- Ah oui, c’est vrai ! S’étonna Janine. Vous avez dû avoir vraiment mal ?
-- Non. Ce n’était pas grand chose à côté de tous ces blessés graves. Mathieu pleurait car sa mère était tombée par terre à côté de nous, morte. Mais ce qui est bizarre, c’est que lorsque ce jeune homme a crié tout à l’heure, il avait la même voix que le petit Mathieu et il a dit exactement les mêmes mots que lui.
-- Il a peut-être entendu parler de cette histoire ?
-- Non. Je n’ai jamais dit un mot sur cette aventure… à personne. Mais regardez ce qui est encore plus étrange. Sur sa tempe il y a une petite cicatrice, et c’est la même que celle que Mathieu avait en naissant.
Ferliner avait l’air très intéressé. Pendant que Chris reprenait doucement ses esprits, sa main droite emprisonnée dans celle de sa mère, la jeune fille qui s’était rapprochée de lui, lui prit la main gauche pour le réconforter. Tout à coup, il se sentit tellement bien que la sensation qu’il éprouvait était proche du bonheur.
C’est à ce moment là que le mistral se leva.
Le climat du midi de la France est imprévisible. Le soleil y est traître. Il est même parfois si intense qu’il en devient dangereux jusqu’au soir. La plupart du temps la température est très agréable.
Puis tout à coup, un vent exceptionnellement brutal et glacé descend la vallée du Rhône, se bloque à Marseille devant la Méditerranée, pour tourner vers l’ouest, Bandol, Toulon, et s’éteindre à Hyères.
Le Mistral, puisqu’il faut l’appeler par son nom, lave alors toute chaleur pendant trois, six ou neuf jours selon son caprice. Il déchiquette tout ce qui se trouve sur son passage, les feuilles des platanes, les tuiles des toits… il soulève les jupes des femmes, arrache les écharpes, les sacs… colle les papiers gras sur le visage des passants, bouscule dangereusement les devantures des magasins et soulève même de terre les jeunes enfants ou les vieillards cherchant à se cramponner à tout ce qui leur tombe sous la main.
Lorsqu’il se décide enfin à mollir, le vent d’Ouest, le remplace, charriant des nuages lourds d’orage qui pendant deux heures s’abattent en tornades furieuses. Les ruelles se transforment alors en torrents balayant d’une large claque les chaises, les paniers, les tréteaux et les passants, tournant autour des angles des portes en tourbillons glauques.
Puis de nouveau le soleil revient avec sa chaleur.
Ici, les gens ressemblent à tous les méridionaux du golfe. Contrairement à ceux de l’arrière pays, ils rient, crachent, parlent fort. Les marchands ambulants vendent des mouchoirs un jour et le lendemain, du miel, des amandes grillées, des foulards dont les couleurs criardes disparaîtront au premier nettoyage.
Les petits bourgeois arpentent toujours inlassablement la voie piétonne aménagée jusqu’au port entre les cafés, les boutiques et l’eau sale clapotant contre les jetées artificielles, les coques des bateaux, au milieu des odeurs des épices, du maïs vendu à la criée, des cris, des interjections, des bousculades et des insultes qui s’ensuivent, surtout lorsqu’un voleur profitant de la confusion, détale avec son butin.
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La lumière si souvent aveuglante, souligne les couleurs bigarrées, le jaune vif des citrons, le rouge rayé de blanc des échoppes de toile, l’indigo des macadams, le vert des pelouses, les chemises bariolées de couleurs criardes des hommes, les mèches vertes et roses de la chevelure de la plupart des adolescents….
Cette fois encore, le vent froid et glacé succédant à la chaleur de milieu de journée, saisit les consommateurs du café installés en terrasse. Janine et Ferliner aidèrent Chris à rentrer à l’intérieur. Assis près de la fenêtre, sur la banquette de cuir, le jeune garçon fatigué appuya sa tête sur le dossier.
-- Je m’appelle Claire dit la jeune fille d’une voix douce, en s’installant à ses côtés. Ferliner à son tour prit la parole.
-- Je suis le Directeur d’une école située en Italie, sur une petite Ile appelée Siziggio. Nos pensionnaires sont choisis parmi les meilleurs élèves des écoles internationales. J’ai l’impression que votre fils est particulièrement brillant. Voulez-vous me le confier ?
-- Je suis très flattée, Monsieur le Directeur, mais nous n’avons pas les moyens de supporter une pareille dépense.
-- Les étudiants que nous recrutons pour la qualité de leurs performances sont entretenus gratuitement, jusqu’à la fin de leurs études, s’il s’avère qu’ils sont capables de réussir brillamment. Je vous propose de prendre Chris à l’essai ? Qu’en pensez-vous ? Vous pourriez venir le voir autant que vous le voudriez.
-- Oh, je ne veux pas quitter mes parents, gémit Chris. Et puis, c’est bientôt les vacances ! Mais il voyait bien que la partie était déjà perdue. Sa mère, éblouie par la chance qui se présentait à eux, était déjà prête à dire oui. Par pudeur, elle hésitait à accepter trop vite.
Une chose indéfinissable inquiétait le jeune garçon. Il sentait qu’il ne fallait surtout pas se laisser entraîner. Il le ressentait dans toutes les fibres de son être. Mais Claire lui prit la main et il se laissa aller en arrière, en fermant les yeux. Tout le monde alors fit semblant de prendre son soupir pour une acceptation
-- Je viendrai le chercher chez vous demain matin en voiture, dit Ferliner. Je m’occupe de tout, en ce qui concerne son matériel scolaire et ce qui lui est nécessaire au niveau sportif, culturel…
Il se leva après avoir noté l’adresse de la Bastide. Claire embrassa son nouvel ami sur les deux joues. Lorsqu’il fut parti, Chris secoué par ces évènements se mit à pleurer. Sa mère était si soulagée quand à son avenir, qu’elle ne comprenait pas le pourquoi de son accablement. Elle mit ce chagrin sur le compte de l’émotion que cette proposition mirifique avait fait naître.
-- Je vais appeler ton père pour qu’il vienne nous chercher avec la camionnette. Tu es trop faible pour grimper toute la côte jusqu’à la Bastide. C’est trop haut pour toi. Quand on va lui dire ça, il va être bien soulagé de la chance qui nous arrive.
Chris par contre, savait bien qu’il était en train de se laisser entraîner malgré lui, dans une aventure qu’il ne maîtriserait pas et qui l’emportait vers un danger qu’il n’arrivait pas à définir. Seul le souvenir du contact des lèvres de Claire sur sa joue, lui permit de ne pas s’effondrer tout à fait. Et puis, sa mère semblait si heureuse. Le garçon décida de chasser de son esprit, les images confusément menaçantes, qui le traversait de façon terrifiante.
Demain serait un autre jour. Il tâcherait de dominer les évènements, comme il l’avait déjà fait dans le passé. Oui, mais dans quel passé ? Il préféra remettre à plus tard, cette réflexion.