Lisbeth. Mercredi 29/06/2011 Charlotte. La Latence.
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Fred m’a demandé à quoi je pensais. Les Delpierre se parlaient en se tenant la main. Le chant d’un oiseau roucoulait dans mes oreilles. Frank avait pris une chaise longue et nous étions tous décontractés malgré notre inquiétude au sujet d’Emilie.
J’ai répondu que je repensais à ma tante Charlotte qui était si belle, si intelligente. Fred s’est mis à rire. Il se souvenait de mon aventure parisienne d’alors avec Gallimard et de mon refus de rentrer dans le système.
-- Tu te rends compte de ce que tu as raté ? Tu aurais peut-être aujourd’hui, le Prix Goncourt, ou pis, tu serais Prix Nobel ?
-- Et j’aurai renié tout ce à quoi je crois, à l’Instantialisme, à l’inanité de l’Existentialisme.
-- Mais une fois célèbre, tu aurais pu te renier et te servir de ton succès pour faire passer tes idées, la Ville Bulle de Lures, d’où tu viens… du Futur, n’est-ce pas ? J’ignorais la plaisanterie.
-- Ce n’est pas possible. J’aurai eu trop mal au cœur de me battre avec un faux passé… Mes explications pour reprendre le lead, m’auraient mise tellement mal à l’aise, que je préfère encore passer pour une personne nulle, qui gène et que l’on ne voudrait surtout pas connaître.
Gérard a alors demandé ce qu’était cette histoire de célébrité ratée, et Frank à qui j’avais raconté toute l’affaire l’année dernière, est allé chercher dans ma bibliothèque, le manuscrit qu’il avait lu à cette époque, avec intérêt. Je me souviens de ses critiques et de ses compliments d’alors. Il ouvrit le bouquin et commença à lire à voix haute, cette histoire que j’avais écrite à la première personne. Mais tout de suite Maggy, voyant que l’héroïne était une femme, prit la suite. Elle avait la voix chaude et émouvante de Charlotte. C’était troublant. Je vis que l’histoire paraissait passionnante pour tous les auditeurs. Je fermais les yeux et une fois de plus, je revins en arrière.
Nous avons reçu en naissant, 407 héritages.
Mais le plus dangereux est le mensonge
que nous nous infligeons à nous-mêmes
-- Je ne sais pas qui je suis.
Ou je ne le sais plus. Je ne suis pourtant pas amnésique. Je me souviens de toute ma vie, et ce dont je ne me souviens pas, on me l'a raconté.
Mon prénom est Charlotte. Ce matin le jour s'est levé normalement, sans aucune difficulté. Je suis sortie de la maison. J'habite dans un appartement, Rue Paradis, au troisième. Je connais par cœur mon numéro et le nom de ma rue. Ma tête est toujours en ordre, sans pagaille, claire.
J'ai une vie calme. Je n'ai jamais eu d'existence aventureuse, errante, remplie de souvenirs de voyages, ou de rencontres magiques. Non. Je suis quelconque. Mon existence se déroule simple et banale, dans un foyer simple et banal.
J'ai des amis, de la famille. Ma vie n'est ni vide, ni solitaire. Comme celles par exemple, pleines de maniaqueries de ces vieux célibataires, qui vont et viennent, de cafés en cafés, jusqu'à leurs chambres salies par les papiers gras d'un déjeuner bâclé.
Il n'y a rien d'anormal chez moi. Je suis comblée, heureuse. C'est peut-être ça la raison? J'ai tout eu, trop vite, sans même avoir eu le temps de le désirer vraiment. Mais est-ce une raison suffisante pour S'EFFACER?
C'est cela ! Je m'efface ! J'ai senti tout à coup que ma personnalité s'évaporait.
Dans les rues, les gens marchent le long des trottoirs. Ils savent où ils vont. Ou bien ils savent qu'ils ne vont nulle part. Ils ont l'air de savoir ce qu'ils font, « QUI » ils sont. Ou bien ils en donnent une bonne imitation.
MOI, je ne sais plus qui je suis.
Je me demande pendant combien de temps, je pourrai donner le change. Il me semble impossible de continuer à cacher ma différence. C'est comme si j'avais glissé dans un vide, ce vide que mon nombril représente.
Arrivée au centre de la ville, je m'approche de la vieille fontaine. Au dessus de moi, les lumières tournent dans le mauvais sens. Elles font des plis sur les fleurs violettes des massifs. Les poutres des murs, les ombres des tissus tendus devant les fenêtres, deviennent des tâches laides et noires.
J'aperçois dans la vitre d'une voiture, ma silhouette pas tout à fait conforme, camouflée sous des vêtements ressemblant aux miens.
Je m'inquiète et à raison. Si quelqu'un venait me les réclamer, en m'accusant de les avoir volés? Je serais perdue?
Ces vêtements inconnus, qu'en examinant de près je reconnais pour les avoir déjà vus, seraient plutôt des habits qui, en gros, ressembleraient à des effets que j'aurais déjà portés.
Dessous, je me sens nue, avec la crainte qu'en mettant ces objets étrangers, on risque de venir me les reprendre et de me laisser là, sur place, seule, perdue dans une ville où personne ne prendrait soin de moi. Qui viendrait réclamer une inconnue?
Même si une institution charitable m'hébergeait, me soignait, me prenait en charge, je ne serais jamais qu'une intruse, sans aucun droit. Il suffirait que quelqu'un me découvre pour avoir main mise sur ma personne. Mon insécurité est totale. J'ai peur et envie de me blottir, de me cacher.
Je me demande à quoi je ressemble. Quel air, ai-je? Normal sans doute. Pour l'instant, je ressemble donc à quelque chose. Superficiellement, j'ai l'air d'être comme les autres, comme tout le monde. Pourtant, j'ai peur que très vite quelqu'un se mette à crier :
-- Mais vous ne ressemblez à rien ! Vous n'êtes rien !
Alors on me CHASSERA.
Je prends mon courage à deux mains. Je contourne la fontaine. Je monte vers une église. Je me dissimule derrière une des colonnes du parvis, au milieu d'une foule d'individus étranges.
Ces inconnus exercent sur moi une impression familière et en même temps nouvelle. Je les vois remuer mollement leurs lèvres, dans un bourdonnement de guêpes, mélangé de tintements de clochettes.
Au dessus des corniches, les cloches se disent entre elles : " ELLE EST LA " ! Elles préviennent malignement de ma présence, des ennemis invisibles. Il faut que je prenne bien soin de cacher mon jeu. Je suis surprise de ma rouerie. J'en suis fière, avec en même temps un désagréable sentiment d'inutilité.
Sans préparation, je me suis dis : " Qu'est-ce que je fais là ? " Et j'ai eu envie de partir. Il me semble que je suis venue dans ce lieu là, pour une raison que je viens d'oublier. Maintenant il est trop tard, et je suis venue pour rien. Ce n'est pas mon genre. Jamais je n'avais ressenti pareille sensation. D'habitude, je sais toujours où je me trouve. Et pourquoi.
Ce matin, je suis au fond de l'église St Paul, presque sur le parvis. Dehors au soleil, derrière moi, Marseille défile, en foule de référendum, affairée, excitée, nerveuse et violente, comme à son accoutumée.
Je la sens bouger, Marseille la ville rouge, parlant de révolte de banlieue, de coups, de représailles à agents, de violence, mélangée à Marseille la bleue, rêvant devant sa mer, ses baigneurs insouciants, ses villas lumineuses.
Ou bien encore, Marseille la tricolore, rêvant de prévention, de bagarres contre la pauvreté. Je songe qu'une grenade dans une église est vite lancée. Je ne suis pas la seule sans doute. Les gens sont nerveux. Même dans une église.
Mon angoisse à moi est toute autre. De nouveau elle me saisit lorsque je repense à ce moment. Exprimer ma pensée est encore pire. Elle devient de l'horreur.
La clochette de l'élévation sonne. En même temps, les grandes cloches cuivrées battent comme pour l'Angélus.
Debout devant moi, un homme petit, brun, avec une veste bleue, chauve en épaisseur, et non par plaques, se gratte derrière l'oreille, un petit bouton blanc que j'aperçois parfaitement, si distinct et si grossi que je crois me le gratter moi-même.
Lui ne le voit pas et moi je peux observer le gonflement pâle. Je renifle son odeur de tabac froid. Proche de lui à le toucher, je m'imprègne de son apparence précise, heureuse de m'imaginer me réfugier dans cette enveloppe solide. Il est plus rassurant de penser être quelqu'un d'autre, plutôt que rien.
Le jeu amusant est tout de même un petit peu angoissant. Il ne faut pas que cela devienne envahissant. Je ne suis pas folle. Je sais que je ne suis pas cet homme en sombre, ou alors pas tout le temps. La gomme géante qui m'efface depuis ce matin, fait des vides que les autres personnes emplissent épisodiquement.
Heureusement, je sais bien que je suis une femme !
Je n'ai pas ces cheveux clairsemés qui laissent apparaître la peau du crâne rose, lisse et obscène, ni cet ongle en deuil, posé près de l'oreille. Je ne suis PAS ce type.
Pourtant quelque chose de terrible, me dit que je le suis. Je me gratte. Je vois le bouton devant moi avec MES yeux et en même temps, je me le gratte derrière la tête. C’est affolant !
Je sens sur moi, le tissu du complet trop chaud pour la saison. Dans ma poche, il y a un mouchoir bleu. Ou peut-être était-ce hier? Aujourd'hui c'est un mouchoir blanc. Enfin, peu importe. Je le sens. Je touche par la main de l'homme, le tissu doux, un peu froissé.
Brusquement, sans préparation, je suis devenue ce type. La réalité est là, évidente. Je me penche un peu. Et je vois très bien le lisse de l'épiderme tendu, planté de longs cheveux noirs, fins et espacés, qui flottent dans l'air chaud. En même temps, ces cheveux sont les miens. Je vois mon ongle noir pressant la pointe jaune.
Et je n'arrive plus à m'évader de l'homme ! Mon esprit se raccroche à moi !
EN VAIN.
Je ne parviens plus à m'échapper de cette cage humaine. Il me faut absolument reprendre des forces. Je dois me cacher encore plus. Je ne sais pas comment faire. Mais il y a urgence. Il le faut. Sinon, je vais rester enfouie pour toujours dans la peau d'un autre? Ce serait à hurler.
A côté de moi, une jeune fille me frôle avec son bras. Ce brusque contact me réveille un peu et me ramène une seconde dans mon propre corps. Les cloches se remettent à battre. Les chaises frottent de nouveau le sol. Pour oublier cet homme en bleu, je la regarde. Je vois un peigne doré prêt à glisser devant l'oreille.
La fille se balance au rythme de l'orgue électrique. Elle a des cheveux gras, bruns, relevés en chignon. Malheureusement, c'est encore avec les yeux de l'homme que je regarde ces hanches attirantes.
Je serre mes paupières avec force, car cela devient intolérable. Je voudrais me mettre en colère, ne pas pleurer. Je veux surtout éviter d'être ce type et moi à la fois.
Impossible ! Je regarde la fille avec les yeux de l'homme. Et je ressens l'impression qu'elle fait dans mon esprit masculin. J'ai envie de toucher ces hanches larges, de les presser contre moi, contre mon sexe d’homme. Je me sens plus lui, que moi. Je « suis » cet homme.
Et cependant, je sens que je suis aussi quelqu'un d'autre. Je suis « LUI et MOI » à la fois. Plus lui que moi. Plus lui… Il faut que je me ressaisisse. Que je redevienne moi.
Pour surnager, je chantonne un peu avec les autres. Je me pince le coude pour oublier l'épaisse nuque masculine. Je tire sur ma jupe. Je pose les yeux sur les têtes des anges des colonnades. Ma voisine se racle la gorge. Je contemple la ligne doucement renflée du cou et de la poitrine voilée par le tissu jaune.
J'évite désormais avec soin, de regarder la nuque de l'homme près de moi. La fille a un soupir. Elle s'appuie une seconde contre mon épaule. Elle a une jolie robe. J'en regarde la façon. La jupe a des plis, ou plutôt des sortes de volants, tout autour de la taille. C'est amusant de voir comment le tissu se fronce. Il fait chaud.
Je respire doucement à petits coups furtifs.
Enfin le personnage importun quitte mon esprit silencieusement. Pour qu'il disparaisse définitivement avec cet horrible malaise, il me suffit donc de lorgner encore un peu, là, aux alentours. L'essentiel est de regarder toujours la fille. Je la scrute avec tellement d'avidité que j'en ai honte. Le décolleté de son corsage est un cœur profond et un peu sale au bord.
Je vois très bien, comme avec une loupe la piqûre de la fermeture éclair. Je me vois mettre ce fil orange. Je me vois le placer sur la machine à coudre, le glisser dans les passants, puis autour des petites roues, contre les rouages. C'est moi qui ai fait cette robe orange.
ATTENTION ! VOILA QUE CELA RECOMMENCE. J'ai un petit hoquet. Il faut que je fasse « TRES » attention. Brusquement, il fait plus froid. Ce n'est pas moi qui ai fait cette robe. Je le sais bien. J'en ai peut-être fait d'autres qui y ressemblaient.
Mais pas celle-là. NON ! Je m'en souviendrais…. Je ne suis pas folle. Que vais-je imaginer?
Les cheveux ont un joli mouvement torsadé sur la nuque. Mais ce ne sont pas les miens. Mes cheveux à moi sont blonds, mousseux et secs. Cette chevelure là est trop grasse. Une mèche tombe. Il faut, ou la laver, ou lui faire subir un traitement. Je sais comment sont ces cheveux gras. Je les sens dans ma main. Ce matin, je les ai coiffés.
Puis j'ai fardé ces yeux marrons. Je vois comment l'œil de cette fille s'allonge sous le crayon, lorsque je le farde. Je l'ai fait moi-même en me levant. Je vois moi-même mon œil marron sous le trait. Je suis moi-même cette fille. Je sens le tissu rugueux du foulard rouge au ras du cou. La robe orange est sur moi.
Le paysage tourne dans le soleil. Les cloches bougonnent de nouveau comme un plat de mouches. Les bruits grimpent en chandelles. Eperdue je contemple mes mains suppliantes. J'écarquille les yeux de stupeur.
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