Charlotte, la latence (fin) Dimanche 03/07/2011
Charlotte, la latence (fin) Dimanche 03/07/2011
Je me laisse enfin aller à une décontraction totale. La glace me renvoie une image floue, que j’aperçois se mélangeant de vert et de beige. Mais pourtant, en fixant mon reflet, le miroir me montre un détail insolite décalant l'image habituelle.
Et la scène rassurante bascule.
Tout à coup, je me rends compte, avec terreur, que deux terribles orifices sont placés au bas de mes narines. Je suis absolument sûre qu'ils n'y étaient pas hier soir. Les trous verticaux, semblables à des conduits de cheminée dont les sorties seraient tournées vers le sol, montrent le rose d'une chair intime, garnie de poils allongés.
Mon estomac retourné en gant de toilette, se révulse pour vomir. Lamentablement, je me traîne devant l'armoire à glace. J’entend, venant de l'étage du dessous, les bruits de préparation des petits déjeuners. Je me raccroche aux sons familiers. Je dois me dominer.
Je me déshabille soigneusement, plie la veste de mon pyjama sur la chaise, laisse tomber le pantalon autour de mes pieds, examine attentivement les yeux, les oreilles, le front, les épaules. Tout est normal.
Sous la douche, et sans avoir l'air de rien, je continue mon examen, le corps, le dos, la poitrine, les côtes, les cuisses, le bas du ventre….
Une fois habillée, je prend le courage de regarder de nouveau dans la glace. Les deux excavations béantes qui laissent passer quelques fils d'un horrible duvet, sont toujours là ! ! Effrayée, je me demande si j’ai vraiment, à accepter cette ridicule évidence ?
Pressant presque jusqu'à l'asphyxie, un mouchoir sur ma figure, je tremble en descendant l'escalier. Pour chercher à reprendre le contrôle de la situation, je compte les marches en me raisonnant.
Beaucoup d'handicapés vivent avec courage une infirmité, un pied bot, un œil de verre, une main artificielle. Je pourrai toujours cacher la mienne sous un pansement, ou une écharpe. En mutilée honteuse, je baisse mon front moite.
Et quelle n'est pas ma surprise, d'apercevoir en relevant la tête, toute une panoplie de monstres difformes, installés autour de la table de la salle à manger! Les animaux, sans gène aucune, se coupent des tartines et bavardent comme si de rien n'était. Ils exhibent TOUS, des museaux de porc semblables au mien.
Dans un haut le cœur formidable, je réalise avec effroi, que MEME ma mère fait partie du lot. Le partage de l'avilissement avec les autres est un fait qui au lieu de me consoler m'accable.
Je sors en courant, sans avoir le courage d'avaler quoique ce soit.
Dans la rue, dans l'autobus, les passants, les voyageurs, circulent avec le même défaut. Honteuse, la tête cachée dans mes mains, je n'ose pas montrer l'intérieur de ces plaies élargies, incisées.
La foule, forçant ma pudeur, plonge de manière indécente dans mon intérieur, jusque là protégé.
La répétition de l'erreur, me force tout de même à réfléchir. Les yeux fixés sur mes chaussures, il me vient une idée. Puisque tout le monde semble avoir des trous sous le nez et paraîtrait s'en bien porter… serait-il possible que j’en ai eu, moi aussi, jusqu'à aujourd'hui, sans même m'en étonner et que ne m'en souvienne pas?
Je refuserais alors, non seulement l'irrationalité du rêve, mais également l'absurdité de la réalité. Je crois que je divague. Quelques pensées plus loin, j’avance des hésitations aberrantes.
L'explication d'une psychose qui peut envahir un individu non parfaitement intégré, pourrait donc se dessiner face aux névroses des autres, lorsque celles-ci sont dues à des incertitudes? Je m’entends asséner cette affirmation, et cependant je sais que je ne comprend même pas ce que je raconte.
Je me rend bien compte, très inconsciemment, que je me meut sur un terrain extrêmement mouvant et déroutant. De quelque côté que je me tourne, un détail ne colle pas.
Pour quelle raison aurais-je oublié mon passé? Terreur métaphysique, freudienne, tare génétique, simple malaise purement physique, trouble mental psychosomatique, angoisse psychique?
J’aimerais surtout mettre cette incohérence extravagante, tout simplement sur le compte d'un mauvais fonctionnement digestif. Ce serait si simple d'imaginer le défaut visible, posé dans un estomac transparent, placé, tel une poche de plastique, sur un squelette colorié de planche anatomique.
Il n'y aurait plus qu'à l'extirper de cet individu normal que j’évoque comme étant le mien. Je souris, bien que l'adjectif " normal " ne signifie, guère plus pour moi en ce moment, que le nom qu'il exprime.
Est-ce que je possède moi-même un statut standard? Ne sachant pas très bien ce que je représente, je cherche par quel vocable me désigner. Petite dame légère, ménagère de moins de cinquante ans, personne malade, femme mariée, être humain, citoyenne européenne?
Les mots n'ont pas plus de résonance que si on me qualifiait d'ouvrière, d'artiste, de prostituée. Si je n'en ai pas les occupations pour le moment, il se peut que je les ai en potentiel. C'est à dire pour plus tard?
Je ne me sens le droit de porter aucun de ces titres faux ou réels, ni de choisir un seul satisfecit qui puisse m’être appliqué.
Les gens passent à côté de moi, indifférents, me regardant, me cataloguant. Ma main est chaude. Mon front est chaud. Le soleil est chaud. Je me dirige vers la plage. Ma volonté malade s'ankylose dans un engourdissement léthargique.
Les souvenirs ne servent à rien. Ils ne sont bons qu'à chercher à forcer la nature pour faire baisser la fièvre à tous prix, par tous les moyens de l'analyse, au lieu de laisser simplement, la maladie suivre son cours. L'évolution doit se faire toute seule. Je décide de me sentir mieux. Courageusement je relève la tête. C'est fini.
-- Je n'ai plus qu'à attendre la prochaine crise. Mais au fond de moi-même, je sais qu'il n'y en aura plus. Parce que je « VEUX » qu'il n'y en ai plus. Je suis décidée à me secouer. Je sais ce que je fais. C'est très très clair….
Je marche le long de la plage. Le long de l'eau, l'air frais me pique le nez, me lave la figure. Je rejète mes cheveux en arrière. Au bout de la plage, j’évite le traître assemblage de bois et de toile qui se lance vers le sol pour un oui et pour un non, et qui porte le nom de balançoire, ou de chaise longue mobile. Ses carrés pelucheux s'appellent des coussins.
Je vais éviter soigneusement de m'étendre sur ce divan fait pour un harem. Je prend une honnête et vraie chaise longue… réelle et solide. L'essentiel est de toujours penser à la réalité, se dire en permanence : « Suis-je éveillée, ou est-ce que je rêve? » Se poser à chaque instant, la question vitale : « De quoi s'agit-il? Ai-je envie de choisir la vie ou la mort ? »
Allongée au bord de la piscine qui borde la plage, je ne me sens pas la tête trop lourde. Mais les barres transversales du siège, me font tout à coup très mal.
De nouveau, je n'ose plus bouger. J'ai un peu peur de la surface de l'eau qui brille devant moi, et des gens qui remuent. Plus près, une petite fille rousse tape sur un ballon. Une dame fait des exercices d'assouplissement.
Une femme de couperose anglaise, que de plus je soupçonne corsetée sous son maillot rigide, se dirige vers la mer telle une figure de proue. Rien ne semble pouvoir arrêter sa marche de navire au lancer. Les vagues et la foule s'écartent devant elle. Une fois la marche victorieuse finie, il ne reste plus qu'un bonnet de bain qui barbotte.
Les pensionnaires de l'hôtel restent là, indéfiniment, sur cette bande de sable privée. Il semble qu'ils n'ont jamais l'idée d'aller se baigner ailleurs.
Ce morceau de territoire est devenu leur havre. S'ils s'en éloignent quelques instants, vite ils y reviennent. De l’autre côté de la ficelle, le territoire est dangereux.
Pour l’instant, le sable est d'argent. Le soleil descend. J'allonge mes jambes et je me sens bien. Comme dans du velours…. Mon corps repose sur la toile du fauteuil avec légèreté et mollesse. A côté de moi un garçon joue avec un petit enfant nu. L'homme paraît trop jeune pour en être le père.
Je l'ai déjà vu quelque part l'année dernière. Il était avec de fortes filles de type germanique. Il se roulait dans l'eau avec elles.
Aujourd’hui, les pâtés de sable s'entassent. Je bouge les doigts de pieds. Je bouge la tête. Depuis une demi-heure que je suis là, je n'ai été saisie d'aucun trouble. Et cela me semble normal… heureusement.
Je me sens tellement moi-même que j'ai envie d'en rire. Je suis une personne précise, avec cette dent de sagesse qu'il faudra bien me faire arracher. Une dent à moi, hélas. Pas la dent de quelqu'un d'autre. Demain j'irai faire des achats à Marseille. J'ai besoin de chaussures de marche, et d'un chandail pour mettre avec ma jupe grise.
Je me sens reprise par l'action, la bonne agitation saine. Il y a le début des vacances à préparer, les angoisses de l'éducation à surmonter, les soucis matériels du foyer. Je m'en plaignais alors. Pourtant tout valait mieux que ce détachement, ce renoncement total d'hier.
Aujourd'hui, je me vois avec mes propres yeux. Mes cuisses sont sur le rebord de la chaise longue qui les écrase un peu. Mes bras sont bien à moi, de la chair à moi. Je les regarde. Je vois une chair dorée, appétissante.
Pour m'isoler, je fixe mon regard sur mon bras gauche…. Au soleil, les pores grossis ressemblent à des cratères.
« JE VOIS DE LA CHAIR ». Il y a des poils blonds plantés tout droit dans les trous larges. Comme des soies hérissées sur la peau d'un goret, ils sortent de menus mamelons globuleux. Mais ce n'est plus ma chair, c’est seulement « DE LA » chair. J'ai mal au cœur.
Je regarde le ciel, mais je vois toujours la chair de mon bras, même si je ne l'observe plus. J'observe les ongles qui poussent sous la chair des doigts. Je contemple la chair rose à l'intérieur de mon nez qui se retrousse en un pli courbe. J'observe la chair lisse des cuisses, des mollets.
Je sens de la CHAIR partout sur moi ! Collée à moi ! Elle m'étouffe ! Je voudrais l'arracher.
Je ne différencie pas cette chair qui tremblote autour de moi, de celle du garçon agenouillé non loin de mes pieds, ni de celle que recouvre le bonnet de bain anglais montant et descendant le long des vagues, ni de celle de la fille en blanc, ou de celle de la vendeuse de gaufres, et de celle de tous les autres gravitant en grappes autour de moi.
Je sens parfaitement tout ce qu'ils ressentent, parce que ma chair est la même que la leur.
Je me transporte dans ce grand nuage rond, rose et gris, qui se situe au dessus de ma tête dans le ciel pâle. De là haut, je vois une grande masse de chair dans laquelle on puise au hasard pour fabriquer un être humain ou non. Les différences ne sont que superficielles.
Certains reçoivent le dessus du panier, d'autres la lie. Je me penche au bord du nuage, pour regarder sur terre cette masse qui grouille indistinctement, entre des bras et des jambes….. Certains croient que plusieurs morceaux leur appartiennent en propre.
J'ai très froid et mal à la tête. Le soleil descend et j'ai une crampe. Je voudrais me lever pour courir le long de la plage vers le portail. Je m'embourbe dans cet humus qui colle à moi. J'entends des bruits indistincts s'agitant dans un plasma actif.
A la surface les actes poussent comme des plantes utiles ou vénéneuses, en bourgeons éphémères, prêts à éclore, lianes aquatiques montant en bulles pour éclater à la surface.
Ma tête me tire sur le côté. Quelqu'un bouge non loin de moi. Est-ce moi?
Je sais tout de même bien que ce n'est pas moi. Mais ce n'est pas suffisant pour émerger de la martelante pensée que ce pourrait quand même être moi.
Pourtant la forme me limite. Les qualités que je possède me caractérisent, avec l’ensemble de mes faiblesses. Ce que je prend pour de l'individualité n'est que le petit bourgeon hasardeux du perfectionnement d'une qualité ou d'une tare qui pousse sur cet humus.
Les qualités ou les tares des autres, qui viennent s'imprimer sur mon cerveau comme des fleurs sur un tissu, par une impression au pochoir, se présentent tout à coup devant mes yeux de façon concrète.
Tout à coup, trois hommes habillés de cuir, tenue incongrue pour une plage, se penchent sur moi. Avec fermeté, ils me redressent et m'emmènent de force. C'est un enlèvement en quelque sorte ? Qu’est-ce que c’est que ça ?
UN ENLEVEMENT ? !
J’ai horriblement peur ! Tout à coup, je réalise que ces trois personnages menaçants, sont Bruno, Fred et Paul venus me chercher sur la plage, comme convenu entre nous, depuis la semaine dernière… Ils viennent juste de descendre de moto. Je vois les trois engins appuyés contre la grille du jardin de l’hôtel.
Brusquement, je me mets à rire ! Enfin…. Comme c’est bon de pouvoir émerger complètement de toute cette terreur ! Il me suffit de toucher leurs mains pour pouvoir être bien de nouveau.
C’était donc la solitude qui me livrait à toute cette errance depuis Dimanche ?
Ah ! Je me sens normale, maintenant. De nouveau « NORMALE ».
MAIS POUR COMBIEN DE TEMPS ? Oui, pour combien de temps ?
QUELQU’UN PEUT – IL ME LE DIRE ? ?
Maggy a fini de lire. La nuit est tombée depuis un moment. Personne ne parle. Moi Lisbeth, je sens bien que c’est mon histoire que je viens d’entendre. Je l’avais écrite il y a longtemps. J’avais à peine quatorze ans. C’était bien de moi, dont je parlais, en mettant l’aventure sur le dos de ma tante Charlotte. Cependant moi je ne suis pas tout le temps dans l’état de cette femme luttant contre sa propre disparition. Tante Charlotte, si. La pauvre !
Moi, Lisbeth, je change souvent, quelques fois plusieurs fois par jour. Par moment, je suis la petite Bess qui lutte contre son désespoir dans la case création de la phase numéro « UN » de sa courbe de l’instant. Après je deviens comme mon cousin Nicky, situé en pleine réflexion souvent paralysante, lorsqu’il regarde, du haut de la montagne, le passé créatif qu’il vient de vivre et la descente destructurante qui l’attend pour démolir son personnage « Pessimiste / Destructif » décrit chez Aldo. Avec ces quatre rôles, je vis la création de mon information du moment.
Je ne me suis rendue compte que des larmes coulaient sur ma figure, que lorsque Frank s’est penché sur moi pour me consoler en m’embrassant. Mais ce qu’il ne savait pas, c’est qu’il n’y avait pas de tristesse dans mon émotion. Au contraire. C’est si merveilleux de savourer un moment de connivence, avec des amis.
Cela atténue la souffrance de savoir que la lutte que je mène depuis ma naissance, ne se finira jamais.
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