Nickie, les apprehensions. Mercredi 08/06/2011
Euromarktinteractive, le seul journal trimestriel sur l'Art et la Culture en Europe (en 15 langues)
Le train siffle. Les portières se ferment. Tout le monde détale sur le quai. Les gens se bousculent. Nicky ne court pas. Lentement, son sac pur-porc à la main, il cherche son wagon de première. Le train s'ébranle. Il est monté juste à temps, sans se départir de son calme.
Pour lui, rien n'est plus rassurant que le chemin de fer. Pas de surprise. On connaît les heures d'arrivée et de départ. On peut se détendre, lire, se dégourdir les jambes dans le couloir. Il s'installe soigneusement à la place coin-fenêtre, sens de la marche, qu'il a réservée depuis quinze jours.
En s'asseyant, il bouscule légèrement sa voisine de droite, une dame très agée. Gêné, il se retourne sans s'excuser vers le paysage extérieur. Derrière ses lunettes, on aperçoit son regard habituel de supériorité. Un snob fade et stupide, voilà à quoi il ressemble. Il le sait. C'est plus fort que lui, il ne peut s'empêcher de se barricader dans une tour d'ivoire de timidité.
Ses titres universitaires brillent en auréole au dessus de sa tête. Il récolte les brevets, recueille les félicitations des jurys, les médailles, les prix, les premières places des concours, avec le même air compassé, pontifiant. Ce qui fait que tout le monde le croit pédant et prétentieux.
En face de lui, un vieux militaire pérore. La façon obséquieuse avec laquelle il lui répond laisse croire qu'il partage complètement ses opinions. Pourtant la politique le hérisse. Une seule chose l'intéresse pour l'instant : Droit, le regard fixe, la main sur la poignée de son luxueux sac en vrai cochon, il attend, jetant fréquemment un œil sur sa montre pour vérifier si le train n'a pas de retard, le moment de son arrivée à Cataplasme Plage.
Il sait qu'il sera chahuté pour son complet-veston qu'il n'a pas eu le temps de changer avant le départ. Il entend déjà les huées que son acnée galopante et ses diplomes beurre frais vont soulever. Malgré cela, il guette avec impatience les deux arbres géants annonçant la gare. Les moqueries de ses cousins lui réchauffent déjà le cœur.
De son œil myope de taupe, fasciné, il les regarde jongler pendant des heures en assauts de quolibets à son égard. Il est béat, mais cela ne se voit pas. Ce sont les seuls à faire vraiment attention à lui. Ses parents l'effrayent. Ses grands-parents ont terrorisé son enfance.
Il n'est heureux qu'aux Glycines. Là, imperturbable, muré dans son mutisme de timide, il vit pendant ses deux mois d'été, une existence parfaite. Il peut alors se laisser aller à ses Sensations de Sensitif-Réceptif Préférentiel, selon le diagnostic de sa cousine Emilie.
Le train émet un son aigu avant d'entrer en gare. Nicky surpris dans sa rêverie inhabituelle, se précipite sur ses deux énormes valises coincées dans le filet. Avec panique, il les sort péniblement dans le couloir. Par la vitre, il aperçoit déjà Roseline en robe rose et couronne de laurier qui secoue un bouquet de fleurs. Une banderole agitée par le vent, clame en lettres écarlates :
" Bienvenue à notre international génie familial ".
Une main correctrice a remplacé le mot de génie par celui de " CON ", en noir et en caractères gothiques. Et une autre plus imaginative a ajouté une caricature de parties génitales atrophiées.
Des instruments de musique divers, et même incongrus, offrent un concert cacophonique. Georges et Alexis, immobiles, grimés en maffiosis siciliens à pattes et à cicatrices, sans pantalon, mais en veston-cravate, attendent le voyageur sous le château d'eau.
Frank chante un cantique habillé en curé. Alice enceinte de quinze-vingt mois ou plus, agite des fleurs d'oranger au dessus de sa robe de mariée gonflée de coussins. Ils ont mis le paquet cette fois-ci. Des larmes d'émotion mouillent les yeux de Nicky. La locomotive stoppe juste devant l'urinoir. La foule bariolée se rue sur la poignée de la portière qui a l'air de résister. Nick a beau la tourner dans tous les sens, il ne parvient pas à l'ouvrir.
Il commence à soupçonner les autres de la coincer du dehors par pure plaisanterie. Le remue-ménage l'empêche de voir clairement la manœuvre. Un seul fait urgent le tracasse. Le train va repartir et ces imbéciles bloquent la porte. Il a beau agiter la main, crier à travers le carreau, ses cousins font semblant de ne rien voir.
Deux précieuses minutes sont déjà passées. Nicky glacé de transpiration se rue sur la porte opposée et descend in extrémis ses trois paquets sur la voie, une seconde avant que la machine ne se remette en route. Il attend dans la poussière que le convoi passe lentement, avec la trouille qu'une autre rame venant en sens inverse ne passe sur son corps et ravage son équipement.
Lorsque le chemin est libre, il aperçoit sur l'autre quai, la troupe joyeuse qui donne une aubade à un ivrogne nommé Barbanègre. Pendant ce temps, les filles distribuent leurs guirlandes de fleurs aux passants. Le temps de prendre le passage souterrain et tout le monde a disparu.
Son sac coincé sous un bras, une grosse valise dans chaque main, Nicky s'engage sur la route. Très vite il se met à transpirer dans son costume sombre, ses chaussures lui font très mal. Au bout de dix minutes, une charrette de légumes le prend en pitié. Le conducteur jette le luxueux barda sur un tas de carottes et il doit courir après pour ne pas le perdre de vue.
Arrivé à la maison tout essoufflé, il ne trouve personne. Il range ses affaires dans sa chambre, avec soin, comme à son ordinaire. Il se change. Met des espadrilles et une chemisette propre. Il hésite à aller se baigner seul et se décide à retourner vers le village pour retrouver les autres.
Brusquement, en contournant le portail, il tombe sur la troupe entière qui s'exclame de surprise à sa vue. Al lui envoit une bourrade de taille à lui casser l'omoplate. Alice le pince partout pour voir s'il n'a pas engraissé. Dan lui crie dans les oreilles à lui briser les tympans :
Où étais-tu donc passé? On te croyait parti au diable ! Seule Bess, occupée à gronder Alexis pour avoir coincé la portière du wagon, ne le regarde pas. Ils l'entraînent dans la bicoque de la falaise réservée à leurs ébats et à leurs affaires de plage, pour porter un toast en son honneur.
Ils ont préparé dans l'après-midi un curieux cocktail violet à son intention. Des verres vides trainant un peu partout montrent qu'ils l'ont copieusement essayé. En cherchant bien, Emilie lui déniche une petite goutte de mixture qu'elle allonge d'eau et de sirop de menthe.
Sans plus s'occuper de lui, tout le monde s'est mis à chanter. Il va s'asseoir sur le bahut, son verre poisseux à la main. La banderole de bienvenue flotte sur la pelouse, disputée par deux chiens pelés. Frank lui tend un vieux mégot qu'il lui subtilise comme d'habitude avant même qu'il ait eu le temps de réussir à l'allumer. Ulla au piano fredonne le cher vieux " Bon retour parmi nous ", qu'ils reprennent tous en chœur.
Nick muet, sait qu'au dernier couplet, ils le porteront en triomphe, la tête en bas. Ils la lui racleront sans douceur sur les cailloux du chemin de la plage, avant de le jeter à l'eau tout habillé. Emu, il ferme les yeux dans cette attente. Sans le montrer, il est follement heureux une fois de plus, d'être avec ceux qu'il aime par dessus tout et qui le croient bourré de prétention envers la terre entière, alors que ce n'est que d'amour.
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