Monsieur Rose prend des risques. Mardi 4/10/2011
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Cela commença en arrivant sur le quai. Monsieur Rose, pour éviter un clochard, alla légèrement plus loin que d’habitude et s’assit pour attendre sa rame au delà de l’emplacement des wagons du milieu, là où les lumières brillaient plus fort. Il se sentit ému de son audace. Il lui sembla même qu’on le regardait.
Bravement, il releva la tête. Rien ne lui interdisait de s’asseoir à cet endroit, ou même plus loin encore s’il le désirait, rien, ni personne. Lui seul savait qu’en vingt ans c’était la première fois qu’il s’aventurait au delà du distributeur de bonbons. Non qu’il s’en empêcha. Il n’y pensait pas voilà tout.
Absorbé par la surprise causée par ces pensées inhabituelles, il monta par mégarde dans le compartiment situé à côté de celui qu’il avait l’habitude de prendre. Tout de suite, il sentit une sorte d’hostilité l’environner. Les voyageurs n’étaient pas ceux qui, habituellement l’accueillaient sans lui prêter attention. Les regards inconnus le jaugeaient avec une indifférence totale, puis se détournaient.
Rien à voir avec cette sorte de complicité impalpable et convenue qui l’accueillait tous les jours. Il décida de n’y point prendre garde. Toutefois il se laissa une fois ou deux, déconcerter, d’autant plus qu’il n’avait pas pour se distraire le journal sportif de son voisin habituel.
Il pouvait voir celui-ci par les portes étroites du passage vitré, tranquillement absorbé par sa lecture, environné d’un halo de quiétude empli de sympathie, sa manche à carreaux négligemment posée sur l’emplacement que lui, Monsieur Rose, aurait du occuper.
Au premier arrêt, Monsieur Rose hésita à changer de voiture, balançant un instant devant le risque de sembler ridicule. Quelle attitude en effet adopter, dans ce moment délicat ? Que penseraient les voyageurs du quai, le voyant passer d’un wagon à un autre.
Ils risqueraient de le prendre pour un maniaque ? Pis…. Peut-être même pour un de ces hommes à l’esprit dérangé qui changent d’avis à l’improviste, hochent la tête sans raison, allant dans des moments extrêmes, jusqu’à s’adresser à des interlocuteurs invisibles, ou même jusqu’à pousser des cris inarticulés pour insulter le machiniste.
Il ne se sentait pas le courage de rejoindre son wagon habituel. Mais d’autre part rester, équivalait à faire un long voyage inhabituel dans une terrible sensation d’angoisse. Il y avait un risque à prendre, dans un cas comme dans l’autre. Monsieur Rose, une fois de plus, follement, courageusement, redressant la tête décida de rester et même de s’asseoir.
En face de lui, un tout jeune enfant semblait voyager seul. Luxueusement habillé, assis très droit, celui-ci rejetait régulièrement en arrière, une longue mèche de cheveux blonds qui s’éparpillait en éventail sur son front.
Monsieur Rose admira son assurance. Son regard rencontra le sien et ils se sourirent. Tout étourdi par son amabilité irréfléchie, décontenancé par l’inusité de son geste envers un inconnu, fut-ce un enfant, Monsieur Rose se sentit rougir et ne vit pas tout de suite le contrôleur.
Le petit garçon tendit un billet. Monsieur Rose réalisa alors avec terreur, qu’il était monté en première classe, avec son habituel billet de seconde. Cela se passait dans le temps où les rames de métro se départageaient entre riches et pauvres voyageurs.
En un éclair il se vit traîné de force hors du convoi, amené comme un coupable devant le chef de gare, obligé de décliner son identité, son adresse, etc. Et surtout d’avouer à l’homme dressé devant lui :
-- Je n’ai pas….
Sa gorge se noua. Il pensa ne jamais pouvoir dire cette phrase et peut-être même ne plus jamais pouvoir parler du tout à l’avenir. Le silence s’éternisait. Le contrôleur surpris, tendait toujours la main.
Tout à coup, l’enfant sans que rien ne puisse le laisser prévoir, donna une carte d’abonnement justifiant sa présence accompagnée d’un adulte.
C’était tellement inespéré que Monsieur Rose resta sans réaction.
Le trajet était long. Les feux défilaient dans le noir des tunnels. Essayant de reprendre des forces, Monsieur Rose ne regardait rien. Les deux ouvriers zingueurs, la vieille dame asthmatique, la grosse dactylo et les autres, tous les autres du compartiment de seconde, allaient le voir tout à l’heure, descendre de l’enclos luxueux.
Ils l’interrogeraient du regard pour ce changement. Mais Monsieur Rose se décida à affronter l’inexprimable. En arrivant à sa station, il se leva fermement. L’enfant le suivait. Ils descendirent ensemble de la rame.
-- Puis-je vous accompagner Monsieur ? Le jeune garçon parlait d’une voix claire. Encore une fois, Monsieur Rose fut surpris par cette audace. Puis il se souvint qu’il devait quelque chose à l’enfant. Ce devait être pour ça.
Il se pencha. Les yeux clairs le regardaient bien en face. En baissant la tête par deux fois pour le remercier, il tendit quelques pièces qui furent refusées. Alors il partit vite, sans répondre à la question de son sauveur.
C’était curieux et même déplaisant de penser que des parents pouvaient laisser un si petit garçon voyager seul. Il est vrai qu’il semblait se débrouiller très bien. Beaucoup mieux que lui-même peut-être.
Monsieur Rose fit, d’un pas assez assuré le trajet qui le menait à son travail tardif.
Il se sentait de nouveau assez en forme. Il n’avait pas froid. Il était possible même, qu’il eut un petit peu trop chaud. Il décida, audacieusement, d’enlever sa ceinture de flanelle et aujourd’hui même, malgré les conseils de sa mère : « En Avril, ne te découvre pas d’un fil ».
Dès son arrivée à sa cabine, il mit son projet de quitter cette flanelle à exécution et avant même de revêtir sa salopette. Il ajusta son casque, ses lunettes, enfila ses bottes avec plus de fermeté que d’habitude.
En marchant sur la piste dans la sciure jusqu’à l’obus qui l’attendait, et bien que tout à fait prêt à rentrer dans le canon, comme d’habitude, une pensée se mit à l’obséder et l’obséda pendant le quart d’heure que dura la présentation du saut de la mort de son numéro d’homme fusée.
La machine fonctionna impeccablement. Le triple saut périlleux fut vraiment magnifique. Le filet le reçut juste assez tard pour faire courir un frisson sur l’échine des admirateurs domptés. Le spectacle fut comme d’habitude, parfait. Ce même spectacle depuis vingt ans.
En arrivant dans les coulisse, devant la cage aux fauves, il vit que le petit garçon blond l’attendait avec son regard brillant. Il se passa une main moite sur le front. Quelque chose de très imperceptible le fit frissonner.
-- Je vous avais reconnu Monsieur Rose, dit l’enfant. Je viens ici, au cirque à cinq heures et demi, avec mon petit frère tous les mercredis.
Mais Monsieur Rose eut tout à coup un frisson de terreur. Il sut brusquement ce qui n’allait pas depuis une minute. Les picotements de son nez l’avertirent avant l’éternuement. Sa mère avait raison. Il avait prit un trop grand risque en enlevant sa ceinture de flanelle. C’était de la folie. Il en bégaya. Il tremblait.
Le petit lui prit la main. Monsieur Rose surpris le regarda avec reconnaissance
-- Si vous voulez on peut rentrer ensemble. J’habite près de chez vous.
Monsieur Rose fut un peu rassuré sur ce point. Il n’aurait plus peur de se tromper encore de wagon, avec cet ange gardien plein d’assurance. Mais en repensant à son émotion de tout à l’heure, l’angoisse, la crainte d’un autre danger, lui serra la gorge et lui piqua les yeux. Il éternua.
Quelle horreur ! Aurait-il pris froid ? Mon Dieu ! Il risquait la crève ! Pourvu qu’il y ait du thé chaud à la maison. Il écouterait les conseils de sa mère dorénavant.
C’était une folie. Il avait pris bien trop de risques aujourd’hui, avec toutes ces innovations ! Le métro… la suppression inconsidérée de la flanelle. Seul son travail bien réglé d’homme - fusée le rassurait jour après jour. Tout le reste, tout ce qui se base sur l’imprévisible était trop angoissant.
Il ferma les yeux. Il y avait encore le voyage de retour au bercail. Dans sa main, la petite menotte de l’enfant le réchauffa. Il décida de relever le front. Mais quel courage il faut pour vivre, finalement.
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