L\\\'Enfant qui venait du futur

Nicky. Septembre 1996. La marée.

Nicky. Septembre 1996. La marée.

 

C’est l’heure de la marée. Nicky tire sur son écharpe pour l'amener sur ses yeux. Le soleil du matin, pas encore très chaud, tape entre ses paupières. Il a la tête renversée sur un paquet de varech et le dos inconfortablement écrasé entre des galets et des cailloux-rochers.

Contre l'arête de son nez et le rebord jaune du foulard, il voit l'arête de la falaise presque au-dessus de son front, avec des mouettes en surplomb.

Il a quitté sa mère et l'odeur du désinfectant pharmaceutique de l'appartement où l'on soigne son père malade. Il a atterri là, amerri pourrait-on presque dire, devant les vagues de l'océan, descendantes, aspirantes, refoulantes, suçant le gravier sous ses longues jambes.

Une tête blonde et rose, cheveux bouclés, s'interpose sur son fond de dimanche désoeuvré. Un œil malicieux le vise derrière la mire du pistolet de cow-boy.

-- Oh la, ho ! Dit Nicky. Il a reçu de la poussière dans l'oeil.

-- Tac ! Tu es mort.

Un jet de sable, un rire, un piétinement, un maillot de bain à rayures, à manches et à jambes, de forme 1900, détale sous ses yeux, sautant plus haut sur un pied que sur l'autre, comme un cheval au trot.

Epuisé Nick referme les yeux. L'agonie de son père n'en finit pas. Les vacances de l’été non plus. Le cri des mouettes devient perçant. Une algue marron, en forme de pieuvre lilliputienne, molle et gluante, débarque sur son nez. Il relève la tête. Le petit garçon et lui sont seuls sur la plage.

D'un côté, se trouvent les volutes du sable rentrant dans l'Atlantique, ça et là des rochers pour ponctuer à l'infini un jalonnement de falaises mortes, de l'autre rien. Sinon l'établissement de bains déjà fermé et l'amorce du sentier remontant vers la route.

-- Tac ! Tac ! Il est mis en joue, tué, remis en joue.

L'enfant détale au galop, changeant de sens pour échapper aux balles de l'ennemi

Nicky fait mine d'être mort et retombe en arrière, la main sur la poitrine. Le silence. Comment faire pour ne même pas penser que l'on ne pense à rien? Un léger bruit arrive jusqu'à lui, presque comme un gloussement. D'un entassement de cailloux, la petite tête frisée émerge sur sa droite.

-- TAC ! Tu es mort!

-- Oui. Fait Nickie sans bouger. Dans le calme écoeurant d'un jour d'automne, il reste couché en bordure de cette mer déserte. Mais l'ennemi n'est pas rassasié. Il saute sur sa poitrine, le bourrant de coups sans prévenir. Une crash dans l'oeil, une claque dans la poitrine lui coupent la respiration.

-- Hé ! Tue - moi, d'accord, mais ne me massacre pas.

Le sable vole. C'est une rude bagarre. On ne sait pas qui va gagner, du  mort ou de l’adversaire. Les petites mains nerveuses s'agrippent et frappent fort. C'est dur de se rouler par terre sans cause, avec de plus en plus forte la haine de la guerre, même par jeu

-- Tue - moi ! A mon tour ! Tue- moi, réclame le garçon.

-- Je n'ai pas de revolver, hoquette Nicky.

-- Avec ton couteau.

Alors Nicky prend son peigne et frappe l'assaillant. L'enfant se relève en chancelant. Il se tient le ventre et tourne deux ou trois fois avec peine. Il titube un peu. Puis avec une grâce immense, il écarte les bras et tombe avec lenteur, au ralenti. Si mou, fauché en plein élan, au seuil de sa vie, si beau…que cela en est trop cruel.

Il tombe… tombe… n'en finit pas de tomber… de tournoyer…, le visage extatique tourné vers le ciel pur, juste voilé de brume et percé de mouettes. Puis il se relève rapidement le visage dur.

-- Tu me remettrais le couteau dans le trou de la blessure pour être sûr que je suis bien mort. Si, si, vas-y.

Nick hésite. Il n'est pas si cruel tout de même. Mais il le faut. Il faut être sûr que c'est bien fini, que l'ignoble adversaire ne se relèvera pas.

Le corps menu a un soubresaut quand le couteau entre de nouveau avec précision dans la plaie. Il n'était donc pas tout à fait mort la première fois. Puis il retombe en arrière.

Son peigne à la main, le justicier ne sait plus que faire du cadavre. Il aimerait bien le porter à l'infirmerie ou à la morgue pour s'en débarrasser. En pleine indécision, il reste là, la tête penchée.

Heureusement, le macchabé murmure :

-- Enterre - moi.

C'est une bonne idée. Pourtant les membres écartés sont difficiles à recouvrir, car la victime a déjà une raideur cadavérique.

Nick entasse sur les jambes nues, le sable humide. Le petit visage garde une candeur séraphique, une aura béatifiante, sereine, heureuse, sorte d'exaltation intérieure toute de beauté souriante venue de l'au-delà, remontant des tripes.

Après une courte prière, l'assassin appelle le défunt. En vain. Le cadavre ne montre pas une étincelle de vie. Les yeux mi-clos laissent tout juste passer une larme. Le front est glacé.

Nicolas secoue ses jambes dégingandées. Il commence à avoir froid lui aussi. Il ne lui reste plus, en désespoir de cause, qu'à violer la tombe. Il arrache le corps au sol détrempé, le met debout.

Une fois, deux fois, il le pose sur ses pieds. Mais telle une fleur coupée, l'enfant retombe vers la terre gracieusement, sans diriger sa chute. L'expérience refaite plusieurs fois, donne des poses charmantes. Le garçonnet tombe tout d'un côté, ou le front en avant, les membres emmêlés. Finalement Nick se décide à charger le petit sur ses épaules. Où diable pouvait-on trouver la mère et les chaussures?

-- Tu oublies mon revolver.

Le chuchotement dans l'oreille est imperceptible. Aussitôt la léthargie reprend.

Le porteur ramasse l'arme en cours de circuit. Sur la route, les gens se retournent. C'est très gênant. Il essaye de prendre l'air le plus dégagé possible pour bien montrer qu'il ne s'agit pas d'un accident, dont il serait par exemple, le fautif. Pendant le trajet, des ordres lui arrivent courts et précis, sans fioriture.

-- Prends à droite. C'est tout droit. La deuxième maison beige.

Puis le silence retombe, avec les bras ballants par dessus son épaule et la petite tête bouclée ballottant contre sa joue. Le duvet fin des cheveux s'insinuent dans son oreille, sentant légèrement la lavande, l'enfance. Le couple insolite arrive le long du quai, près du port qui se gonfle en faisant monter les bateaux par la mer ascenseur.

Il sonne. Une vieille en tablier plissé paysanne arrive en claudiquant et pousse des cris. Une jeune femme se précipite.

-- Que lui est-il arrivé? Et lui, le petit garçon se réveillant enfin, passant de bas en bras, glousse malicieusement.

-- Il m'a tué ! Il m'a bien tué ! Tu sais maman, il est VRAIMENT méchant. Il veut bien me tuer LUI. Reviens m'enlever encore, s'il te plait, avec un vrai couteau cette fois-ci, et tu pourras m'achever pour de vrai, avec tout le sang qui dégouline.

-- C'est trop fort! Quelle horreur! Les cris de la mère sont quasi hystériques. Allezvous-en. Et ne touchez plus à cet enfant!

Que répondre pour se défendre?

-- Partez ou je porte plainte ! La porte claque. Et JUSTE avant, l'œil qui pétille au-dessus de la mire du révolver le vise de biais, pour tirer pile entre les sourcils.

-- Tac, tac, tac. Tue-moi, tue-moi encore et encore. Si tu m'aimes pour toujours, reviens me tuer comme à la télé.

Quel amour de la mort. Nick en a presque la nausée.

 



03/05/2011
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