Bess. Janvier. 1989. Les mauvaises notes.
Bess. Janvier. 1989.
Les mauvaises notes. Bess a écrit toute la nuit une protestation en forme de poème. Elle en est très fière et au petit matin, elle le relit pour le savourer. Elle souhaite même que toute la famille puisse profiter de sa grandiloquence. En attendant, elle se fait une petite répétition à haute voix, devant l’immense micocoulier qui domine le potager : -- Non ! Pas cela ! Pas de dessin ocré sur des papiers graisseux, pas de couleuvre chauve, pas de pop-corn sec dans les soutien-gorge, pas de lèvre froide sur les fronts moites que l'on tend, lassés, au baiser vespéral, pas de fleur ni de couronne, pas de crèche sur les murs pour enfants attardés, plus de chant de sirènes mortes, plus de pop-corn et surtout plus de pop-corn grillé dans ces soutien-gorge que les femmes tendent de noir lustré, lourds du poids des péchés inventés, aux formes torturées du maïs éclaté… La femme de son banquier est morte. Elle a vécu encore dix ans dans d'horribles souffrances et puis elle est morte en silence sous l'auréole d'argent de ses cheveux collés. Non ! Pas de ça ! Pas de ces femmes inconnues et laides qui portent en cadence les corbeilles tressées que les vanniers fabriquent longuement en patience, sous les arches des ponts fêlés. Pas de soulier dépareillé, dont on ne sait plus qui des deux fait la paire, et que l'on imagine sans fin, errant dans des dessous de lit, frères jumeaux de poubelles en fonte. Pas de crêpe dans les beignets. Plus de sanglot profond de violon et de tzigane à la paupière lourde qui vous lit dans le creux de la main, les mots d'amour interposés, que le souvenir de la lampe huilée ne peut même pas recréer. Les fleurs se sont écloses dans des coquilles d'œuf au duvet de poussin et elles se sont fanées lentement en silence dans le reflet pâli du soleil séché… Plus de bruit, pas de lueur d'étoile, pas de nuit, pas de pierre découpée en forme de cascade… Mais, des heures perdues sur des chevaux sauvages… des arches et des lyres dans le recul du temps… des épingles dorées que l'on jette dans l'aurore pâle, par dessus le faîte du toit vers les nuages… Mais les roses et les verts des étés en herbe, la course sous l'orage contre le mur droit du ciel qui se déchire en deux gris sur le bord de l'éclair. Et enfin les maisons qui s'ouvrent vers la mer, laissant tomber les murs pour marcher sur le sable, vers l'eau, vers les vagues, vers le bleu du lointain, immigrantes et sûres, comme le troupeau fatigué, noir et sale qui se jette dans le torrent. Les pensées de Bess ont un élan irrésistible. Son corps tout entier bondit avec elles, pour rejeter toutes les incohérences inconvenantes… toutes celles que l'on ne dit pas. En désaccord total avec les siens, elle n'arrive pas à s'habituer à l'injustice légale… au racisme reconnu… à la mauvaise foi... à la contradiction paradoxale… au doute négatif… à l'à peu près et surtout aux tromperies, faites soit à but lucratif, soit en vue de nuire. Ses mensonges à elle, ne sont que chiquenaudes nécessaires pour se débarrasser des importuns. Son courage fortifié, jour après jour, se transforme en entêtement, sa perspicacité en ergotage, son imagination en débilité. Elle plie parfois mais ne rompt pas. Elle recherche toute occasion d'apporter de l'eau à son moulin, même dans les moments où, par pure faiblesse sentimentale ou physique, elle semble céder. Aujourd'hui vendredi, ses père et mère, excédés par son mauvais carnet et ses nombreuses retenues, sont venus jusqu'au pensionnat. Ils réclament une fois pour toutes, une explication claire et nette, que la supérieure, sainte femme au dessus des détails et de tout soupçon, ne peut leur fournir. On fait venir la forte tête dans l'intimité du boudoir feutré directorial. Toute petite pour son âge de « RAISON », la voici qui arrive dans sa robe noire lui battant le dessous des mollets, suivie de Sœur Amélie. Echevelée, rouge, privée comme d'habitude des insignes de la Croix et du Grand Cordon, crispée face aux adultes, elle sautille nerveusement d'un pied sur l'autre. Les parents mal à l'aise, redoutent le pire. Les répliques à l'emporte-pièce de leur fillette, les épouvantent. Car elle est capable de tout. -- Pourquoi ces mauvaises notes? Demande gentiment la directrice. La réponse ne se fait pas attendre. -- Parce que je les mérite. Les parents sont surpris. Sœur Amélie explique le principe. -- Chaque élève se juge elle-même tous les matins et se donne une note pour quantifier sa conduite de la veille. La note d'honneur signifie que l'on a eu le maximum pour chacune des cinq catégories : l'ordre, la sagesse, l'exactitude, le travail, la politesse. Chaque mot prononcé en dehors des récréations enlève un point dans la case " Sagesse" Chaque seconde de retard, enlève de la même façon un point dans le casier "Exactitude ". Toute impertinence va supprimer un point en ‘’Politesse". Pareillement pour "l'ordre", si on prépare mal son cartable, par exemple. Les élèves sont notées sur dix. Donc, dix erreurs dans une branche vont donner un zéro. Avec trois zéros, elles ont une retenue. -- Et pour quelle raison se donner plusieurs zéros tous les matins? Demande à l'enfant, la Supérieure surprise. -- Je les mérite, répète Bess en redressant la tête, d'une voix plus assurée. Je suis bien placée pour savoir ce que j'ai fait hier, tout de même. La très vieille dame qui semble plus grand-mère supérieure que mère, insiste gentiment. -- En es-tu certaine, mon petit? Les autres élèves sont plus indulgentes avec elles-mêmes. -- C'est leur problème, ça les regarde, crache l'accusée méprisante. -- Vous nous faites du zèle par insolence, voilà tout. Incapable de se contenir plus longtemps, Sœur Amélie, la responsable de la classe des jeunes, a repris la parole. Après un grattage de gorge sifflant, elle précise avec hargne : -- Comme d'habitude, vous cherchez à vous faire remarquer, Mademoiselle l’insolente, sans tenir compte des conséquences. Troubler le cours, faire la forte tête, répliquer pour faire le pitre, fronder, voilà vos seules préoccupations. Vous ne songez pas un seul instant que vous distrayez vos camarades. Vous attristez vos parents. Vous faites pleurer votre mère. Regardez ces larmes. Vous agissez avec un égoïsme monstrueux. -- Est-ce ma faute si ma mère préfère faire du chantage aux sentiments par les larmes, en sachant bien que je vais craquer, au lieu de chercher à me comprendre? Elle croit que je coupe les cheveux en quatre. Elle dit que les impondérables ne sont pas importants. Alors que c'est JUSTEMENT ça qui est grave… c’est le grain de sable dans le rouage qui fait sauter la machine. Elle ne sait pas ce que c'est que la Rigueur. Elle n'est pas LOGIQUE. -- Mais quelle horreur ! Vous êtes un monstre, s'indigne la jeune religieuse. -- Finalement, vous me demandez de me donner des bons points immérités, uniquement pour vous faire plaisir? Vous voulez tous que je mente comme les autres, pour faire semblant d'être sage, bien conforme aux normes de vos désidératas? Pour avoir la paix? N'y comptez PAS. Bess est tout à fait remontée. Elle crache des postillons d'indignation. La colère gagne de proche en proche. Le débat qui, curieusement avait commencé par une supplique à plus de modération, se transforme en guerre de religion. Devant la supérieure abasourdie et les géniteurs accablés, Sœur Amélie déchaînée assène ses derniers commandements. -- Je vous donne l'ordre de supprimer dorénavant, TOUT zéro de vos notes. Vocifère-t-elle, toutes cordes vocales libérées. -- C'est dégoûtant ! Je refuse ! Réplique Bess sur le même ton. Ou bien je mérite mes zéros, ou bien vous élevez le plafond pour tout le monde. Alors, à bout d'arguments valables, on arrive finalement de part et d'autre, à un compromis. Il est admis, IMPLICITEMENT, par une formule adaptative, que Bess a du mal à assimiler, que l'attribution du zéro correspond à un péché grave, ou à une très, très importante accumulation de fautes légères. L'image des dix bons points de la note d'Honneur, regroupe par une " Représentation Globale ", terme agaçant d'imprécision pour l’enfant,, un ensemble plus élevé que le chiffre lui-même . Le psychodrame prend finalement une allure décente. On croit unanimement, Bess y compris, que la fillette se plie au consensus social de " L'A PEU PRES ", qu'elle se glisse dans le moule huilé,et ferme les yeux sur ce qui dépasse. Bref, qu'elle a enfin admis le système du " DEBROUILLEZVOUS AVEC CELA ". Alors que tout au contraire, elle a enregistré le conseil d'utiliser dorénavant, la méthode du " FAISONS N'IMPORTE QUOI ", formule d'autant plus frappante, qu'il faut lui adjoindre généralement, le redoutable corollaire de " Tout le Monde s'en FOUT " Le décalage est terrible. Il va lui demander pendant la préparation « sacrée » de sa première communion, un véritable effort pour ajuster ces deux théories opposées. Jusqu'au désastre final, elle cherchera à s'y employer loyalement. Elle accumulera les imbroglios, les hiatus, les aberrations. Elle s'affolera même devant ce terrible exemple concernant l'absorption du corps d'un être, Jésus – Christ en l'occurrence... cet être incernable qui, bien que mort depuis longtemps, offre à chaque messe, sa chair et son sang, dans une hostie. L'holocauste est cabalistique. Ce sacrifice humain à usage cannibale ne manque pas de la troubler vraiment, si elle admet que la chose est soit…. Mais cela ne veut plus rien dire, n'est-ce pas, si on considère l'histoire comme un symbole? Alors pourquoi ne pas croire carrément aux fées? Qui dit qu'elles sont moins crédibles? Et même le Père Noël? Bien qu'il se fasse doubler par papa? Elle se le demande ardemment à elle-même, faute d'un deuxième interlocuteur. D'ailleurs en existe-t-il un autre? Peut-être? En tous cas, elle aimerait le croire. D'accord, disons qu'il y en a un. Il est là. Quelque part. MAIS OU ?
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