Bess. Septembre 1989. Les contes.
Bess. Septembre 1989. Les contes.
La petite fille s’était levée ce matin là, de très bonne humeur. La veille, sa grand-mère avait annoncé qu’elle préparait une nouvelle soirée « Contes ». Cette saison avait ramené la foule habituelle des cousins, oncles et parents.
Regroupés autour de la fameuse conteuse, les invités venaient souvent de loin, de plus loin que le quartier des bastides voisines. On les voyait débarquer depuis les Lices et même de Siblas, ou de plus loin encore. Granie annonça qu’il y aurait une grande surprise à minuit. Puis elle débuta par ce récit fameux que tous se répètent depuis des siècles en se payant une « fourre » de rires.
-- Une des plus typiques histoires qui se soit passée sur notre belle Montagne, commence Granie en ce soir brûlant d’été… est celle du Hérisson et de la Lièvre du Faron.
Car il faut vous dire que depuis toujours, le Faron nourrit sur ses flancs, une superbe « Lèbre », telle qu’on n’en a jamais vu, grosse comme une dinde de Noël.
Un jour la bête eut une aventure « avé » le Hérisson. Et vous allez voir que dans cette affaire, plus sot tu meurs.
Par un beau matin de printemps, alors que le soleil se levait sur les oliviers, le Hérisson sortit de sa maison. Il se disait qu’il était temps d’aller voir comment se portaient « ses » carottes. Il y avait en effet, pas très loin de chez lui, un sillon de belles carottes. Et comme il avait l’habitude de les croquer, il estimait que c’étaient les siennes. Sitôt dit, sitôt fait. Il trottine sur le chemin en chantant un petit refrain matinal.
-- Carotte rosée, même si tu te caches derrière le potager, je sais où tu es… je te trouverai… je te mangerai… tu ne pourras pas y échapper.
Le Hérisson en pleine forme contourne l’allée ventre à terre, lorsqu’il se heurte à la Lièvre du Faron qui sortait pour la même affaire. C’est-à-dire pour aller jeter un coup d’œil à « son » potager de choux.
La Lièvre du Faron n’est pas de caractère aimable. Car, réputée rapide au même titre que le Dahu, elle est très « fière ». Toutefois comme lui, on ne sait pourquoi, elle ne peut galoper que dans un seul sens, celui des aiguilles d’une montre. Et à force de courir tout autour de la montagne, ses deux pattes de droite, à cause de la pente sont plus usées et plus courtes que les deux de gauche.
Si elle retourne, elle bascule. D’ailleurs, elle est si terriblement bolide que c’est le seul moyen qu’on a, de se l’attraper… On la siffle. Elle veut voir qui c’est qui siffle. PAF ! Elle retourne : « Elle roule ! »
Ainsi donc, ce matin-là, vexée que le Hérisson se prenne pour un sprinter, elle le regarde avec mépris et lui donne le conseil suivant :
-- Il me semble que tu devrais prendre soin de tes « pauvres » jambes, et ne pas les traiter comme tu le fais !
-- Oh « pôvre ! » Qu’est-ce qu’elle a pas dit là ! Le Hérisson a horreur que l’on parle de ses jambes qu’il a toutes tordues et courtes. Alors il se met tout de suite « colère ».
-- Boudiou ! « Qué malaprise, goujate, galoupiote ! » J’ai des pattes plus fortes que les tiennes. Tellement plus fortes, que je te défie de me gagner à la course !
Poff ! Le défi était grotesque. La Lièvre se mit à rire, à rire, mais à s’en étouffer.
-- Qu’est-ce que tu paries ?
-- Hé té ! Dit le Hérisson. Je te parie mon champ de carottes contre ton champ de choux, plus un louis d’or.
Oh ça, c’était bien dit.
-- Tope là, fait la Vaniteuse. Allons-y donc. Mais le Hérisson avait son idée.
-- Attends. On va partir de la Croix du Bosquet. Je vais me mettre sur la restanque du dessus. Tu te mettras dessous dans la pente à cause de tes pattes.On se retrouve à mi – chemin, de l’autre côté de la montagne pour faire le point. Puis on continue pour boucler le tour. Donne-moi juste une minute pour me préparer.
Une restanque c’est une plate-forme plus ou moins large avec pour la soutenir un mur de « roucas ». C’est-à-dire de cailloux. Comme le Faron est en pente raide, s’il n’y avait pas de restanque pour retenir la terre, il serait clapasse et plus chauve qu’un nouveau né rasé.
« Alorsse », pendant que la Lièvre Prétentiarde piaffe d’impatience, en se faisant quelques petites musculations préventives, le Hérisson va voir sa femme la Hérissonne qui, comme chacun le sait, ressemble comme deux gouttes d’eau à son mari. Et il lui commande d’aller sur la restanque du dessus de l’autre côté du coteau, ci t’à dire à mi-chemin.
-- Quand tu verras arriver la Lièvre sous ta restanque, tu te montreras et tu lui crieras de loin : «J’y suis déjà ».C’est tout. «O.K.» dit la Hérissonne et elle y va trotti-trotta.
-- On commence ? Criait la Lièvre agacée ! Le Débrouillard se met tranquillement sur
la ligne de départ. Il piétine un peu. Puis il compte sans se presser :
-- Un, deux, trois, douze. Pan ! Tandis que l’Athlète véloce bondit comme un ouragan, le Hérisson s’installe bien plan-plan sur sa restanque. La Lièvre file comme le vent.
Mais, arrivée au milieu du parcours, elle voit la Hérissonne qui lui crie :
-- J’y suis déjà.
Catastrophe ! L’animal aux longues oreilles la prend pour le mari et n’en croit pas ses yeux.
Son coeur bat la chamade. Un voile noir tombe sur ses oreilles. Un terrible rugissement sort de ses poumons : « Houhuu ! » Et vexée, la voilà repartie comme un « TROUN DE L’AIR » », les oreilles couchées par la vitesse, en mettant les bouchées doubles pour faire la deuxième moitié.
JAMAIS le Faron n’avait vu sa Lièvre courir aussi vite. Elle avait fait le tour complet en battant son propre record. Mais dès qu’il la voit approcher du point d’arrivée qui est d’ailleurs aussi celui du départ, le Hérisson lui crie : « J’y suis déjà ».
-- Mon DIOU ! ! Toute la matinée, la Lièvre folle de colère voulut recommencer
« l’essepérience ». Soixante treize fois elle fit le tour de la montagne.
En arrivant au milieu, la femelle lui criait : « J’y suis déjà ». Et lorsque la Super Championne avait bouclé le tour c’était le mari qui la narguait. A la fin, la Lièvre s’assied haletante. Elle sort un louis d’or de sa poche et le donne à son vainqueur.
-- Merci, dit le Hérisson. Je vais aller le boire à ta santé.
-- Ah non ! Claironne la Hérissonne de loin. Feignant, pochard, poivrot ! Ce louis d’or, il est autant à moi qu’à toi. Sans moi, tu n’aurais jamais pu le gagner !
-- Ouhuu ! Coquin de sort ! Je comprends tout, rage la Bafouée suffoquante !
Sacripants, ordures, capougnes, teignes du diable ! Vous m’avez roulée ! Alors ça, je me vengerai. Comptez-y bien !
.-- Grande langue, stupide bête crie le Hérisson à sa femme. Tu m’as tout « patachonné ». C’était bien la peine d’être le plus finaud… si je suis aidé par une andouille !
Et voilà pourquoi, désormais… lorsque le matin, le Hérisson se décide à visiter son potager pour s’y choisir une salade ou une carotte… il est obligé de regarder soigneusement avant de traverser sa restanque.
Car, la pauvre Présomptueuse si bien ridiculisée le guette férocement. Et elle serait capable de l’écraser comme un vulgaire « limaçoun », tant elle se sent « colère ».
Oui, ça lui a gâché son insouciance à cette pauvre Lèbre. Bon ! C’est déjà une petite vengeance n’est-ce pas ?
Mais hélas cela gâche aussi celle de son ennemi le Hérisson. Le pauvre Porte-Epine ne peut plus vivre joyeux comme avant. C’est tout ce qu’il a gagné dans cette histoire vraie des trois imbéciles qui se sont « couilloununés » mutuellement.
-- Je vous l’avais bien dit : « Plus sot tu meurs », conclut Granie en riant, et en servant aux « nistourins », un grand verre de lait bien frais.
Maintenant nous allons terminer la soirée en chantant l’Hymne à la gloire de notre si Belle Montagne. Après on se donnera rendez- vous à demain soir pour recevoir une de mes bonnes connaissances, le japonais Dong FU, Maître ès Arts Martiaux de Shiatsu et fameux conteur de son pays.
Granie orchestre le concert. L’hymne du Faron est assez provocateur. C’est peut-être ce qui plaît aux uns et aux autres ! Les musiciens improvisés accordent leurs violons, violes et autres instruments inattendus, tels que casseroles, fourchettes et langues de belle-mère. L’ambiance monte d’un ton. Fred et Nicolas s’organisent chefs d’orchestre.
-- Attention, vous êtes prêts ? : Un, deux, trois, on démarre la chanson tous en choeur.
COUPLET : « S’il faut Mon Dieu pour que la France vive, détruire Paris, bien nous le détruirons ! S’il faut brûler Bordeaux, Marseille et Lille et bien Mon Dieu, vous vous les brûlerons.
REFRAIN : Mais Ciel, Ciel, conserve-nous Sainte Anne, Les Lices, Siblas et la Valette, Oh, Ciel, Ciel, conserve-nous ce beau « Paysse » où poussent les « caillouxes », ce beau Faron que nous aimons tant tous.
S’il faut Mon Dieu, pour que l’Europe vive, détruire Bruxelles, bien nous la détruirons. S’il faut détruire Londres, Rome et Berlin, et bien mon Dieu, nous vous les détruirons.
Mais Ciel, Ciel, conserve-nous Sainte Anne, les Lices, Siblas et la Valette….
Oh, Ciel, Ciel, conserve-nous ce beau « Paysse » où poussent les « caillouxes », ce beau Faron que nous aimons tant tous.
S’il faut, Mon Dieu pour que la terre vive, rayer l’Asie, bien nous la rayerons. S’il faut rayer l’Amérique et l’Afrique et bien mon Dieu nous vous les rayerons.
Mais Ciel, ciel, conserve-nous Sainte Anne, les Lices, Siblas et la Valette…
Oh, Ciel, Ciel, conserve-nous, ce beau « Paysse », où poussent les « caillouxes », ce beau Faron que nous aimons tant tous.
S’il faut mon Dieu pour que le cosmos vive, caguer Vénus, bien nous la caguerons. S’il faut caguer Uranus et Saturne et bien mon Dieu, nous vous les caguerons.
Mais ciel, ciel, conserve-nous Sainte Anne, les Lices, Siblas et la Valette…
Oh, Ciel, Ciel conserve-nous ce beau « Paysse » où pousse les « caillouxes », ce BEAU Faron que nous aimons tant… tous… TOUS !
La chanson du Faron avait vachement excité les esprits. Les hymnes des autres Régions, présentées au Mas de Granie, furent chantés jusqu’à une partie avancée de la nuit. Sous l’oeil attendri de Bess, de sa copine Elodie déguisée en Fée Lumière, de tous leurs petits camarades qui se mirent alors à danser, en l’entraînant dans leur ronde.
Le deuxième soir dédié aux contes, vit arriver une foule avide de « féeries », qu’on croyait même pas que ça pouvait exister. La renommée de Granie dépassait les frontières faronaises. On vit même débarquer des Belges du « norsse », de là où il fait froid, et même des Chinois, qui savent à peine même ce que c’est que la France, sauf quelques milliardaires à cause de la Tour du Père Eiffel...
Tout ce monde formé d’amis et d’amis d’amis, avait débarqué très tôt dans la propriété, parfois même dès potron-minet. Ils voulaient être sûrs d’avoir de bonnes places. Et, « y » s’étaient étalés à la fraîche sous les oliviers pour se faire la « sieste longue » qui rend gaillard, jusqu’à la venue de la nuit.
Bref, lorsque la vieille dame débarqua avec son couffin empli de laines et d’aiguilles à tricoter, car elle ne reste jamais sans faire plusieurs choses à la fois, ils étaient déjà plus d’une soixantaine, les enfants assis par terre, et les plus délicats sur des chaises de toile. Déjà, ils se tendaient tous les oreilles en pointes, afin de ne rien en manquer.
Sans en avoir l’air, la vedette de la soirée monta légèrement d’un ton sa voix déjà précise et nette, pour que tous, y « z’y entendent », jusqu’au dixième rang placé, dessous le figuier centenaire. Pour y mettre de la couleur, elle reprit son accent méridional, celui qu’elle n’utilisait que dans ces grandes occasions. Elle regrettait même de ne pouvoir déclamer ses histoires dans cette belle langue provençale, qu’elle connaissait parfaitement depuis l’enfance. Mais depuis que le poète Mistral avait disparu, personne ne pouvait plus la comprendre.
-- Je vais profiter de cette belle nuit, « qu’on voit les étoiles briller, des plus grandes, jusqu’aux plus petites », comme des diamants sur du velours noir… pour vous raconter l’histoire du violoneux magique. Cela se passa par une journée semblable à celle-ci.
C’est une aventure que la petite Bess d’autrefois a entendu de la bouche de la Fée Lumière Elodie, celle qui aime se promener dans le petit corps dodu d’une jeune belette ou d’une taupe. La jeune Elodie d’aujourd’hui, va nous la représenter dans son costume de lumière… au milieu de la beauté des troncs de la forêt, tous droits comme des « i ».
En effet, la jolie copine de Bess, Elodie se dressa gracieusement devant la compagnie, accompagnée de Charlotte et d’Emilie. Elles avaient mis toutes les trois, leurs plus belles tenues brodées de dorures. Elodie frappa de sa baguette, le vieil olivier noueux qui s’ouvrit comme toutes les années, grâce à la machinerie familière et artisanale.
Alors, devant la foule en liesse, l’image des anciens temps revint sur le sol pierreux, avec le récit de la conteuse. De nouveau, de la terrasse on voyait s’étager jusqu’à la ville, les mas, les masures, les bastides emplies de bergers, de « nines », de « bouscatis » dansant au milieu des potagers et des arbres fruitiers. On pouvait même imaginer les costumes qu’ils portaient autrefois avec les coiffes raides, et les jupons de toile, grâce aux détails dévoilés par le conte.
-- Cette année-là, c’était il y a bien longtemps, commença Granie. L’hiver sur le Faron avait été plus beau que de normal. Lorsqu’ arriva le temps des feux de la Saint Jean, il se présenta une chose tellement curieuse qu’on en parle encore et qu’on en parlera encore longtemps.
Les « Bastidans » de l’époque avaient organisé, comme chaque année ici-même… à l’emplacement de la Bastide de l’Aigle où vous vous trouvez…la grande Fête du Feu. A cette époque on allumait encore les fagots de façon rituelle. Selon la coutume, on frotte rapidement deux morceaux de bois sec, qui enflamment une mèche soufrée de moelle de sureau. Et la première étincelle donne le signe de départ des réjouissances.
Ce soir-là, comme les autres fois, les cris et les rires fusaient dans une ambiance survoltée.
Les jeunes s’en donnaient à coeur joie, virevoltant, sautant au dessus des brasiers à « plusse »…Au point qu’ils s’en trouvaient avoir le « viroulet ». Lorsque toute l’assistance en eut assez, de s’échauffer fort les « escourdes » et les pinceaux, on s’installa confortablement comme ce soir, pour festoyer autour des flammèches toutes en « bélugues ». Le moment des contes et chansons était arrivé.
Or, il se trouvait que dans l’après-midi, on avait vu débarquer un jeune homme d’une si grande grâce, que tous les autochtones l’avaient regardé avec surprise et les femmes « avé » l’émotion en plus. Après avoir posé son sac, il avait dit bonjour à chacun dans une parfaite amabilité.
Une fois la nuit venue, il s’était mis à voltiger comme tout le monde, par dessus les feux, avec peut-être plus de légèreté et de beauté que les autres. Après, il avait goûté aux herbes d’acacia confites, aux fleurs de courges farcies… il avait siroté les fameuses liqueurs de gelée royale, mélangées de suc miélé… grignoté les ortolans nains, dignes du festin des dieux, et enfin écouté les conteurs et baladins les plus légendaires.
Puis ce fut son tour. Or il resta bouche cousue. Ce qui était vraiment de la dernière des « malpolitesses ». Consternation générale ! Jamais de mémoire de « Faronins », on n’avait vu un invité refuser de donner son écot d’un conte, d’une chanson, d’une recette de poterie, de dessin ou de cuisine.
On insista. On le pria tellement et tellement que les auditeurs en vinrent presque aux insultes ! Mais lui ne répondait rien. Le front barré, muet comme s’il descendait des carpes, il restait « cuoû plomba », à regarder les « panissoûns » s’exciter contre lui.
Finalement, alors que l’atmosphère devenait « toufourasse », Magaloune une petite de seize ans, fine comme un fil de toile d’araignée, s’agenouilla devant lui pour le supplier d’offrir une quelconque « piade ».
S’il ne savait rien faire, qu’au « moinsse » il l’avoue, pour faire cesser le charivari. Il pouvait peut-être, par exemple se présenter en disant au moins qui il était, d’où il venait et pourquoi il ne faisait rien… s’il ne savait rien faire.
Alors, ému sans doute par cette supplique, le jeune garçon se lève gravement. Il sort de son sac un violon galbé. Lorsqu’il se mit à jouer dans le silence rétabli, on aurait cru entendre chanter les anges du paradis. C’était tantôt le rossignol… tantôt les vagues de la mer venant mourir sur le sable… tantôt le souffle du vent dans les blés… tantôt le chant des sirènes.
On voyait frissonner les nuages et monter derrière les pins la silhouette élancée des elfes et des fées. On croyait entendre au loin, le résonnement assourdi des tams-tams, et venant du désert, le cri modulé des Targuis. Montant de la mer, le bruit des « drakkars » vikings à l’accostage, accompagnait le claquement du pas des chevaux grimpant la côte.
Les ancêtres lointains venaient de partout et de toutes parts… le visage tourné vers le sommet de la crête.
Les chevaliers au regard brûlant derrière leurs « haumes », les bergers aux troupeaux de mille moutons en transhumance, les bardes, les troubadours, les guerriers des Croisades venus de Gaule et de Germanie, les Peulhs enveloppés de bleu, les Tziganes, les peuplades de l’outremer asiatique et austral…
Tous cousins, évoqués par la mélopée envoûtante montaient à l’assaut de la montagne.
Puis la mélodie légère devint de plus en plus captivante. A tel point qu’hommes, femmes, enfants et même vieillards se mirent à se trémousser avec une harmonie frémissante. Ils tournaient, tournaient de plus en plus vite tels des derviches. Leurs corps vibraient, tendus comme des arcs.
Ils ne pouvaient plus s’arrêter. Les chaussures s’usaient. Les pieds de plus en plus meurtris se déchiraient sur les pierres. Mais ils gambillaient, se démenant dans un rythme d’enfer, levant, descendant bras et jambes en cadence.
Ils guinchèrent comme ça, jusqu’à ce que l’aube se lève. A ce moment-là, voyant couler des larmes de fatigue sur les joues de Magaloune, l’Emmasqueur cessa enfin de jouer, et ils tombèrent tous épuisés, par terre, s’endormant sur place, jusqu’à la nuit suivante.
Le soir venu, lorsque les mets abondants eurent de nouveau été servis et que chacun se fut restauré copieusement, vint le moment des joutes gestuelles, musicales et verbales. L’un après l’autre les chanteurs chantèrent, les baladins théâtrèrent, les conteurs parlèrent de tous les pays de bout du monde qu’ils avaient traversés et des faits étranges qu’ils y avaient vus. Mais quand vint le tour du Visiteur… Une fois encore, celui-ci resta muet.
Bien sûr, par prudence, personne ne lui demanda ce qu’il savait faire…. On le savait bien, « coucarin »!
Malheureusement un petit galopin, un « déquimiméli »… un de ceux que l’on nomme volontiers, ici dans nos montagnes un : « Monsieur- de- quoi- je –me - mêle », du nom de Ricou, arrivé tard dans la soirée sans être au courant de l’affaire de la veille, le provoqua.
-- Oh ! Toi qui ne dis rien ! Tu n’es pas muet pourtant ? Tu as bien su demander le pain et le vin ! Montre-nous donc ce que tu sais faire.
Oh « pôvre ! » Ce qu’il savait faire, il le leur resservit tout de suite.
Pareillement que la veille… même sérénade, même figure, même folie à faire voleter les jupons, titiller les « espinchons », vibrer les pauvres ciboulots, jusqu’à ce que Magaloune se traîne à ses pieds avec son beau regard mouillé de suppliques.
Alors tous, comme des pantins lâchés par la main du marionnettiste, ils s’écrasent de fatigue, comme la veille, sur la « caillaisse ».
A la nuit suivante, l’adolescent musicien était toujours là. Mais cette fois-ci les Faronais veillaient au grain. Quand un nouvel arrivant se pointait sur la Corniche, « méfie », on se le prenait à part. On lui disait de se la boucler. Et il se la bouclait.
Ce qui fait que, lorsque tout le monde se fut bien gobergé, ripaillé, égosillé et que le tour du jeune « estrangersse » arriva, Césaïre le Patriarche, ce qui veut dire que c’est le plus vieux des Papés, se leva pour prononcer le discours suivant :
-- Mon garçon, il est de coutume chez nous, que les hôtes que nous recevons à notre table et sur nos « bancaous », payent leur tribut avec des descriptions pastorales, artistiques, culinaires ou de quelque tout autre talent.
Or, la romance dont tu nous as régalé hier et le jour d’avant serait capable de nous tuer si elle se répétait encore !! « Vaï ! » Nous préférons que tu te la gardes dans ton violon, et nous te faisons grâce de ce merci-là ...
Par contre, si tu voulais nous contenter… tu pourrais nous rendre un fameux service. Voilà l’affaire : Ici sur le Faron nous aimons « de beaucoup » les animaux, et ça bien même avant que notre Noé les ait sauvé du déluge, ici même sur notre « fatche » de Montagne.... Mais trop c’est trop ! En effet depuis quelques temps nous avons une chienne, pleine de charmes nommée Loretta, qui attire tous les chiens des environs.
Ce qui ne serait rien, s’ils n’avaient apportés, avec eux leurs familles de puces ! Depuis nous nous grattons la couenne, jusqu’au coeur du poil… Ce qui nous importune sans cesse, de longue, et infiniment.
Tu nous as offert deux nuits durant, une musique pour humains qui nous a charmé irrésistiblement. Ne pourrais - tu aujourd’hui, nous interpréter une musique pour puces ?Ainsi, en les emmenant derrière toi, jusqu’à une contrée, assez lointaine… tu nous en débarrasserais pour un bout de temps.
Voilà ce que demanda le Vénérable Vieillard à « l’Insolite Etranger ». Le discours ayant été fait avec une grande politesse, le Jouvenceau réfléchit un long moment dans l’attente générale. Comme Magaloune le fixait de ses beaux yeux tendres, il se leva.
En effet… Il connaissait toutes les ballades ensorcelantes. Il y en avait pour les chats, pour les cabris, pour les oiseaux, les rats, les humains, les sorcières et il y en avait bien sûr aussi… une pour les puces. Il sortit donc son violon fin et racé. Il se mit à « chasper » une mélopée profondément lancinante qui envoûta aussitôt les bestiaux en question…
On les voyait descendre par milliers « le long les braies », sortir de dessous les jupons, bondir hors des « estrasses », émerger du dos des chiens par escouades… pour se précipiter amoureusement sur les traces du Charmeur.
Le Virtuose se dirigea alors vers le bas de la montagne, suivi par un ondulant serpent de bestioles. Collées à ses talons, les bêtes abhorrées disparurent dans le « lointain du loin », formant un cortège immodéré de « Nières », anormalement nombreuses.
On a dit par la suite, que le jeune Enchanteur a été vu ici ou là, voltigeant de l’archet. Il marche parait-il toujours, entraînant derrière lui un cortège de plus en plus nombreux de puces en multiplication exponentielle. Aux dernières nouvelles, elles auraient été recensées du côté de la Russie. Tous les habitants des environs de Moscou en ont déjà entendu parler.
Quand aux Faronais, ils n’en font plus du tout allusion dans leurs récit…de peur sans doute, qu’un jour… se rappelant à son bon souvenir, le « Maudit Irrésistible Violoneux » ne revienne avec son escorte d’insectes parasites, par trop indésirable.
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